Un article de Joaquim Pinheiro, Partner Kéa

La révolution des modèles opérationnels est en marche

Les assureurs courent aujourd’hui un grand risque : celui de voir leurs parts de marché grignotées par des acteurs focalisés sur le service, segment d’activité par segment d’activité. La révolution des modèles opérationnels doit être à l’agenda de leurs dirigeants.

En effet, leur métier consiste essentiellement à dédommager financièrement leurs assurés et très peu à les aider à retrouver l’usage du bien sinistré, à son état nominal. Ce faisant, ils ouvrent la porte à nombre d’acteurs à même de répondre à ce besoin d’usage, souvent impérieux, voire vital.

La nécessité de se transformer vers une activité de service touche d’autres secteurs. Ainsi, les constructeurs automobiles tendent à vendre plus des kilomètres parcourus que des véhicules – Le gros de leurs ventes étant désormais réalisé grâce aux flottes d’entreprises et non plus par les particuliers. Ainsi, un fabricant de perceuses devrait vendre plus des trous que du matériel !

C’est un changement de prisme considérable. Cela demande aux assureurs de réviser les fondements de leur métier et d’inventer de nouveaux modèles économiques. C’est passer d’une logique purement technique et financière – éloignée des objets : voiture, habitat, bureaux, entrepôts… – à une logique basée sur l’utilité pour le client. C’est devenir un orchestrateur de services à combiner selon les types d’aléas. La révolution culturelle est d’importance.

Si les compagnies d’assurance ont évidemment conscience de la nécessité de mener cette révolution, elles pensent en avoir le temps. Or il est urgent de se mettre en chemin. En effet, la valeur d’usage devenant première, force est de constater que les assureurs ne sont pas les mieux placés pour répondre aux besoins de leurs clients. Par exemple, les acteurs de la télésurveillance peuvent apporter la solution d’assurance la plus adaptée ; ils sont présents dans la maison, ils la protègent ! Et ils accumulent les données pertinentes pour ajuster leur offre.

Il est donc urgent que les compagnies allouent des ressources à l’innovation, aujourd’hui le parent pauvre de leurs investissements ; en la matière, elles sont au bas des classements d’entreprises [1].

Un laboratoire d’innovation paraît le moyen idéal pour avancer. Cela suppose d’y dédier une équipe qui soit dégagée de la contrainte des processus internes de l’entreprise et que l’expérimentation soit encouragée, en acceptant le test & learn, en donnant le droit à l’erreur. Pour être créatif et performant, ce laboratoire doit pouvoir s’appuyer sur dispositif de veille et de projection [Comment la valeur d’usage se matérialise-t-elle pour le client, par type de sinistre ? Quelles sont les voies de développement les plus probables ?]. Il doit aussi s’entourer d’un écosystème de partenaires ouverts sur des activités aussi différentes que la recherche médicale (apporter la valeur d’usage d’une jambe par un exosquelette, par exemple) ou la construction électrique (nombre d’incendies sont liés à une défaillance électrique).

Ce laboratoire est au cœur du changement de culture de l’entreprise. Il permet d’imaginer d’autres manières d’exercer le métier d’assureur, d’inventer de nouveaux modèles économiques. Et peu importe que l’objectif change en cours de route : le chemin est plus important que l’objectif !

La data science est à organiser également sous le prisme de la valeur d’usage, au service d’une tarification flexible et évolutive, inscrite dans le service apporté au client : analyser le passé pour tarifer le futur mais aussi se projeter dans le futur et ses aléas. Cette tarification nouvelle génération ne se base plus seulement sur la perte financière à date pour l’assuré mais aussi sur l’estimation de sa valeur d’usage. Elle n’est possible qu’à la condition de réaliser des économies d’échelle : favoriser les sinistres importants en volume, négocier les partenariats nécessaires à l’orchestration de services.

Assureurs, prenez les devants. Ne vous laissez pas grignoter par de nouveaux entrants plus forts sur le service et l’orientation-client. Des acteurs ont aujourd’hui la capacité d’apporter les services propres à redonner la valeur d’usage attendue par un assuré. Qui mieux qu’un constructeur automobile peut lui mettre à disposition un véhicule ? Qui mieux qu’une entreprise de télésurveillance peut protéger son habitation ?

En devenant orchestrateurs de services, les compagnies d’assurance ont de belles perspectives devant elles. À condition d’analyser et anticiper les mouvements de marché à l’œuvre et d’entamer résolument leur révolution économique et culturelle.

[1] Most Innovative Companies 2021, BCG, Avril 2021

La France, première et régulièrement dans le trio de tête des nations qui ont le « soft power » le plus développé ! Une bonne surprise venant des Etats-Unis [1] souvent critique vis-à-vis du coq gaulois.

Qu’est-ce que le soft power : c’est la capacité à influencer et à orienter les relations avec son écosystème, en sa faveur et par un ensemble de moyens autres que coercitifs ; pour un Etat, c’est exercer un rôle plus important que sa seule puissance numérique ou économique, et pour une entreprise, c’est exploiter des avantages compétitifs et différenciants, au-delà de ceux permis par sa seule part de marché.

Rentrons dans le détail des 6 critères de ce palmarès et au passage et mesurons au passage la grande proximité entre forces d’un Etat et d’une Entreprise :

Nos places d’excellence (parmi plus de 30 pays !)

1. La culture, numéro 1 à 3 selon les années, avec la capacité unique à créer, à porter une vision, dans certain cas à aller à rebours des règles admises (« utopisme éclairé »), à exploiter l’extraordinaire patrimoine français. La culture doit être aussi à l’agenda du dirigeant, une bonne nouvelle mais objet pas facile à manipuler !

2. L’engagement, numéro 1 depuis 5 ans, ou la capacité à entrainer les autres au minimum dans un débat et souvent dans des accords positifs pour tous (planète, clients, citoyens, collaborateurs…). La France avec son réseau diplomatique, culturel, scientifique international parmi les plus expérimentés au monde, a cette qualité et capacité à agir, reconnues par les anglo-saxons, comme en témoigne la COP 21. Dans le registre de l’entreprise, la RSE offre un champ d’expression et de différenciation extraordinaire parmi les autres nations : osons la loi Pacte et l’Entreprise A Mission !

Nos faiblesses fatales (jamais avant la 15e place et plus)

3. La gouvernance, à savoir les règles et dispositifs pour faciliter la prise de décision et l’adhésion collective : nous sommes très mauvais, pire que le critère compétitivité, avec peu de volonté de bouger au niveau des politiques… comme des citoyens, repoussant sans cesse mais attirés par le côté « roi soleil » ; c’est pourtant le sujet majeur de performance d’une organisation collective; en entreprise aussi, comme le révèlent les crises dans certains grands Groupes, mais aussi dans les Coopératives et Mutuelles!

4. La compétitivité, à savoir l’avantage coût et surtout hors coût, permettant de créer l’environnement le plus favorable pour la croissance et la différenciation : pas de surprise sur ce critère, nous sommes mauvais, avec un paradoxe vrai au niveau macro-économique comme au niveau de l’entreprise : excellent au niveau de la productivité individuelle, pouvant mieux faire au niveau de la productivité collective et organisationnelle.

L’entre deux (on a des chances d’être dans le top 10 si on se motive !)

5. L’éducation, autrefois trésor national, en dégradation rapide tant au niveau de l’école, des universités et même des grandes écoles, qu’au sein de l’entreprise où l’on se retrouve contraint de licencier faute d’anticiper les mutations. La France est le pays où l’on forme le moins les personnes en activité…

6. Le digital, ce nouveau critère du classement, autrefois limité au concept de l’informa(tisa)tion, ne se révèle pas si mal. On aime et on soigne bien les jeunes pousses dans la start-up nation. Mais, comme en entreprise, on ne sait pas faire le passage à l’échelle… C’est dommage, il y a des solutions et une marge de progression accessible.

Bref, la voie est tracée, développons ces actifs le plus souvent immatériels [2], faisons de ces 6 critères, notre tableau de bord extra-financier pour la nation et aussi en Entreprise, cultivons et soyons fiers de nos forces, attaquons-nous vraiment à nos faiblesses !

[1] Soft power 30, publié chaque année par l’agence d’influence américaine Portland et le Center for Public Democracy (University Southern California)

[2] Les immatériels actifs, nouveau modèle de croissance, Hervé Baculard et Jérôme Julia

Auteurs : Christine Durroux, Partner Kéa et François-Régis de Guenyveau, Directeur R&D du pôle impact et transformation responsable

Dans notre monde où le changement est devenu la norme et les écosystèmes sont chaque jour plus exigeants, les dirigeants doivent à la fois gérer le quotidien, faire bouger les lignes, progresser, anticiper et poser le futur de leur entreprise. Et pour bâtir des modèles adaptés aux réalités du 21ème siècle, il s’agit de penser autrement les façons de transformer et d’ouvrir une nouvelle voie pour inventer les modèles économiques de demain.

En écho à nos engagements d’Entreprise à Mission, nous avons développé neufs champs d’action pour éclairer les chemins de responsabilité possibles. Fruit de notre travail de recherche et d’innovation, c’est une boussole qui permet aux dirigeants de choisir leurs combats et de concrétiser la raison d’être et la responsabilité de leur entreprise en 9 champs d’action.

Ce position paper a pour but d’éclairer ce que nous entendons par le champ « Modèles de croissance & innovation durables ».

Alors que la responsabilité d’entreprise est encore trop souvent perçue comme antinomique d’une entreprise en croissance, comment réconcilier profitabilité & durabilité ? Les expérimentations afin de résoudre cette forme d’injonction paradoxale sont de plus en plus nombreuses, les solutions multiples, avec d’ores et déjà des exemples de réussite emblématiques. Des pistes & des modèles de croissance durable se dégagent aujourd’hui, Kéa en dresse la cartographie.

Au sommaire :

  • Quelles dynamiques de long-terme remettent-elles en cause les 3 modèles de croissance dominants des dernières décennies ? Quels sont les 7 modèles de croissance durable aujourd’hui à l’œuvre ?
  • Quelles différences entre entreprises « impact-natives » et celles dites « legacy » » ? Quelles sont les 4 stratégies d’intégration par les entreprises traditionnelles pour intégrer la responsabilité (sociale, environnementale, gouvernance) au cœur de leurs modèles ? Y va-t-il de leur survie ?

Les modèles de croissance les plus performants de ces trente dernières années ont été caractérisés par 3 ingrédients clés, pour la plupart au mépris de la nature : praticité et plateformisation par le digital (Amazon, Uber), recentrage fort sur le cœur de métier avec variabilisation extrême des coûts et donc surabondance de l’offre, alimentant la surconsommation (Ryanair, Zara), chaînes de valeur mondialisées avec spécialisations régionales (McDonald’s, Boeing). Or, cette « matrice gagnante » est sérieusement remise en cause…

Avant 2020, le télétravail restait une pratique très limitée dans la plupart des entreprises. Il faisait l’objet de nombreux préjugés que l’expérience, forcée par la crise sanitaire, aura en partie permis de lever. Une page se tourne…

Cette publication de la Chaire FIT2 Mines ParisTech à laquelle Kéa contribue pose la question du travail à distance au-delà de l’épisode pandémique, de ses effets et de ce qu’il nous enseigne.

Le ministère de l’Économie française définit le télétravail comme “une forme d’organisation du travail dans laquelle un travail est effectué par un salarié hors des locaux de l’entreprise de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication”. Mais le terme “télétravail” ne rend pas compte de la multiplicité des formes de son exercice, c’est pourquoi le terme “travail à distance” est privilégié dans cette étude.

Fondé sur des auditions d’experts (sociologues, ergonomes, DRH, managers, aménageurs) et sur des centaines d’enquêtes et études académiques, l’ouvrage fournit des points de repère et de vigilance à toutes les entités qui doivent repenser l’organisation du travail : management, espaces, temps du travail, outils numériques, communication… Il dessine le futur du travail à la lumière d’une situation de crise inédite.

Au passage, l’ouvrage met au jour des débats qui ne sont pas encore tranchés, comme l’épineuse question de l’éligibilité au télétravail et des inégalités qui en résultent. Ou encore, la productivité qu’il permet, sa compatibilité avec la QVT, son impact sur le lien social, la confiance, la collaboration, l’innovation et la créativité… C’est bien un travail hybride – sur site et à distance – qu’il s’agit dès aujourd’hui de préparer.

Cet ouvrage intéressera les entreprises confrontées à ces transformations organisationnelles et managériales. Et plus particulièrement les directions des ressources humaines, immobilières, et de la transformation numérique, les syndicalistes et représentants du personnel, les consultants, mais aussi tous les managers quotidiennement en prise avec ces dé­fis. Parcourir via SlideShare.

Cette tribune a été rédigée et signée par un collectif de consultants de Kéa, dont Miguel Cano, Mathilde Couzineau, Thomas Genevray, Victoire Isoré, Anna Laure, Chloé Lenormand, Charline Seligmann, Julie Thomé

En mars 2020, en passant « société à mission » au sens de la Loi Pacte, Kea & Partners est devenu le 1er cabinet de conseil européen à inscrire sa raison d’être dans ses statuts. Un an plus tard, le cabinet a récidivé avec le label B Corp, rejoignant ainsi la communauté des quelque cent entreprises françaises pionnières en matière de responsabilité. Dans cette tribune, les jeunes consultants du cabinet prennent la parole sur les implications que ce choix peut avoir sur leur métier. Et en profitent pour partager leur vision de la responsabilité en entreprise.

En 2018, 30 000 étudiants de grandes écoles exprimaient dans un « Manifeste pour un réveil écologique » leur volonté de ne travailler que pour des entreprises qu’ils jugeaient « responsables ». Depuis plusieurs années, les enjeux climatiques et la responsabilité sociale des entreprises prennent une importance grandissante pour les jeunes générations et transforment le marché du travail en profondeur, et semblent résonner encore plus fortement chez les jeunes générations. C’est cette orientation vers la responsabilité qu’a souhaité concrétiser Kea, en devenant “Entreprise à Mission” début 2020 et “B Corp” début 2021.

En tant que jeunes consultants, nous approuvons ce choix. C’est un engagement audacieux vis-à-vis de la société et cela renforce le positionnement historique du cabinet. Mais plus encore, cela nous pousse à nous interroger : que signifie pour nous être « responsables » ? Et comment pouvons-nous faire de notre métier de conseil en stratégie un instrument en faveur de la transformation de l’économie ?

Une recherche de sens et d’impact

Nous sommes nés dans les années 1990 et avons grandi dans un contexte de remise en cause du mythe de la croissance infinie et de prise de conscience accrue des enjeux climatiques et sociétaux. La quête de sens et d’impact a toujours été pour nous une préoccupation majeure. Décidés à fuir ce que David Graeber appelait les « bullshit jobs »*, nous cherchons résolument à incarner dans notre travail ce qui nous anime dans notre vie personnelle. Idéalistes, mais confrontés à la complexité du réel, nous cherchons à tout prix à éviter la dissonance cognitive que provoquerait un emploi en totale contradiction avec nos croyances. Si nos sensibilités écologiques et nos niveaux d’engagement sont loin d’être homogènes, nous partageons tous l’ambition de faire de notre métier un outil de transformation de l’économie.

Une nouvelle vision de la responsabilité

Pour nous, la responsabilité des entreprises ne se réduit ni à des actions philanthropiques, ni à un ensemble de contraintes figées. C’est au contraire une dynamique bordée par deux sentiers - le questionnement et l’action – qui doit être au cœur de tout exercice de stratégie. Est donc responsable une entreprise qui, par son activité économique, contribue efficacement à l’équilibre de la société, tout en ne cessant de se questionner sur la cohérence et le bien-fondé de ses engagements.

Cette responsabilité doit bien sûr s’incarner concrètement à l’échelle individuelle, mais elle vaut aussi pour les composantes clés de l’entreprise : ses modes de gouvernance, sa mesure de la performance, sa chaîne de production, son modèle économique, son style managérial ou encore la culture qu’elle véhicule. C’est en ce sens que le métier de conseil en stratégie peut être considéré comme un instrument majeur de de transformation de la société. En nous permettant de nous adresser directement aux décideurs de grandes entreprises, nous avons en effet l’occasion d’avoir un impact réel sur le monde.

Connaissance, action, savoir-faire

Il existe selon nous trois « principes responsables » susceptibles de changer en profondeur l’activité des entreprises, et par là-même notre pratique du conseil auprès des directions générales.

D’abord, la connaissance – qui ne va pas sans humilité. Pour juger de sa « bonne » contribution à la société, encore faut-il la connaître et prendre conscience des tensions qui la traversent. Or cela est d’autant plus difficile que dans notre monde imbriqué et systémique, la complexité ne cesse de croître, et avec elle la tentation de tout simplifier (en témoignent les réseaux sociaux avec lesquels nous avons grandi et où prolifèrent notamment « fake news » et théories du complot). Si nous voulons comprendre les mutations du monde sans céder à la tentation du jugement hâtif, nous devons donc faire l’effort de nous ouvrir à différents champs de savoir. Concrètement, aller au-delà de l’expertise économique et financière (car celle-ci se montre insuffisante pour cerner les tenants et aboutissants du marché) et se référer aussi aux climatologues, aux ingénieurs, aux sociologues, aux anthropologues… C’est par l’orchestration et la synthèse de toutes ces expertises que nous pourrons élaborer des recommandations englobant les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

Le deuxième principe responsable est le pragmatisme, qu’on pourrait reformuler selon le principe « priorité à l’action ». Bien sûr, la transformation des entreprises ne saurait se passer d’une vision stratégique d’ensemble allant de la raison d’être à la chaîne de production. Mais l’approche « par petits pas » ne doit pas être dédaignée. En parallèle des réflexions structurelles, il est crucial de lancer des initiatives concrètes et à taille humaine. Pour de nombreuses entreprises, ces actions n’auront qu’un impact mineur, et ne suffiront pas à « changer le monde ». Mais elles permettront de crédibiliser les engagements affichés et de lancer une dynamique vertueuse : règles de représentativité des salariés aux instances de pouvoir, modalités d’évaluation au-delà des seuls critères commerciaux, inclusion et diversité des collaborateurs dès le recrutement, mais aussi économies d’énergie des bâtiments occupés, nouvelles politiques de consommation et de tri, solutions de transport bas-carbone des salariés, limitation des trajets en avion… Des initiatives valables pour les cabinets de conseil, bien sûr, mais surtout pour leurs clients, dont les effets d’échelle sont bien plus importants.

Enfin, l’art et la manière. S’il existe un consensus de plus en plus clair sur ce qu’est la responsabilité et à quels enjeux elle renvoie (le quoi), beaucoup plus rares en revanche sont les études indiquant comment se mettre en route. Pourtant, la transformation dont nous parlons concerne autant la finalité des entreprises (agir pour la responsabilité) que les conditions du changement (agir en responsabilité). Une responsabilité à marche forcée est-elle vraiment responsable ? Un nouveau modèle économique sans débat, sans concertation préalable est-il souhaitable ? Nous vivons une époque d’impatience et de radicalité. Nous sommes rompus aux indignations radicales et au « tout, tout de suite ». Pourtant, comme le rappelle très bien Michel Aglietta à propos de la pensée de François Jullien, « tout est dans la durée et l’ambiguïté »**.

Voilà peut-être précisément le premier grand défi à relever si nous voulons transformer l’économie : réapprendre à composer avec la nuance et le temps long.

*David Graeber, Bullshit jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018

** Michel Aglietta et contributeurs, Capitalisme, le temps des ruptures, Odile Jacob, 2019

Plus de 3 milliards, c’est le montant avancé le 2 avril 2020 par la Présidente de la FFA, Florence Lustman, pour donner la mesure de l’effort des assureurs en cette période de crise. Un chiffre qui date déjà, compte tenu des nouvelles annonces des assureurs.

Mais, ni les montants mis en jeu, ni l’ampleur des pertes prudentielles, ni les explications – trop techniques ? – des assureurs n’y changent rien : les Français ont le sentiment que ces derniers ne sont pas au rendez-vous. L’attention publique est aujourd’hui sur les pertes d’exploitation. Les parlementaires ont les assureurs dans leur ligne de mire. Et demain, quelle sera la perception des épargnants sur leur prise de risque pour les soutenir ? Dans son allocution du 13 avril dernier, Le Président de la République a mis sur un pied d’égalité banques et assurances : « … les assurances doivent être au rendez-vous de cette mobilisation économique. J’y serai attentif ». Aurait-il lui aussi un doute sur leur niveau d’engagement dans le futur ?

Nous n’avons nullement l’intention ici d’alimenter l’image d’Epinal de « l’assureur voleur » ou la polémique sur l’un des fonds mutualistes solidaires lancé par un bancassureur. Nous savons tous les efforts que les assureurs déploient en temps de crise, mais aussi en cas d’événement climatique local ou au quotidien dans le retour à la normale des sinistres individuels.

Au contraire, soulignons leur engagement invisible, imperceptible, tant sur le service aux assurés que dans la gestion de la résistance aux crises systémiques. Les efforts réels pour s’adapter aux normes européennes de Solvabilité 2 démontrent encore plus aujourd’hui qu’ils n’ont pas été vains, que leur utilité est réelle pour protéger le bien commun de notre société et de nos modes de vie.

Il est désormais temps de porter, au-delà du Risque, une attention stratégique au Client en mettant en lumière l’utilité et l’engagement sociétal des assureurs.

L’engagement ou la nouvelle préférence des consommateurs

Les études Brand’Gagement et Baromètre des Français menées par le groupe Kéa soulignent que l’engagement des entreprises est devenu un marqueur de l’acte d’achat : tous secteurs confondus, 84% des consommateurs l’affirmaient en 2020 ; 64 % en 2017. Autre élément : les Français estiment que 77% des marques actuelles pourraient même disparaître sans que personne ne le remarque. Une tendance de fond donc, en résonance avec l’Entreprise à Mission, amplifiée par le Covid. Les clients attendent que les entreprises aillent au-delà de la création de valeur économique, par une contribution active à l’amélioration de nos sociétés.

En dix ans, la donne a considérablement changé : le client a aujourd’hui des moyens simples d’exercer son choix, de manifester sa préférence pour l’engagement. Il suffirait d’un Yuka de l’Assurance pour pleinement rebattre les cartes du jeu concurrentiel.

Le secteur bancaire prend le devant de la scène et cela joue en faveur de son activité d’assurance : en se positionnant en première ligne du redressement économique, en tant que banquiers, ils développent une dialectique simple et compréhensible par le grand public. Depuis quelques jours, des filiales d’assurance de groupes bancaires lancent des fonds de soutien à leurs clients professionnels. Qu’importent les coulisses ou la réalité sur le terrain, le consommateur citoyen retiendra que les banquiers auront été au rendez-vous, qu’ils font partie de la solution à la sortie de crise, qu’ils se sont investis dans la bataille. Préparons-nous à des prises de part de marché !

Assureurs, quelle est votre réponse stratégique ?

La réponse des assureurs ne peut pas être uniquement financière, elle se trouve aussi dans vos organisations. Concrètement, voici des premières pistes pour réaffirmer votre engagement, rassembler vos forces au sein du marketing client et vous inspirer pour agir.

Gardez à l’esprit en les lisant, que ce qui était impossible il y a deux mois, est aujourd’hui fait.

#01 – Réaffirmer votre Engagement

Légitimité, impact, incarnation, sens et activisme : ce sont les cinq dimensions qui se dégagent de nos recherches et expériences. Des dimensions où les moyens financiers sont des moyens, non la finalité. Chaque assureur dispose déjà d’éléments pour nourrir chacune d’entre elles. Faites l’exercice, vous le constaterez par vous-même.

Mais dans ce cas, pourquoi en parler ? Pour que vous puissiez en amplifier les effets ! Car si chaque assureur chemine dans sa contribution au bien commun, force est de constater que peu en ont fait une doctrine complète, à part entière, puissante. Il est temps de tisser des liens entre ces différentes dimensions, de dégager une trame explicite pour les clients, les prospects et les autres parties prenantes. Tel l’impressionniste, combinant habilement « dessein » et touches de couleur, évitant l’éparpillement de son génie créatif, vous pouvez faire émerger votre Engagement.

Y travailler n’est ni un changement radical, ni un simple exercice de communication :

  • Ce n’est pas un changement radical : les assureurs sont par nature au service du bien commun. Le secteur s’est développé sur le solidarisme, la mutualisation, le partage explicite des risques. Néanmoins, il s’agit d’inventer de nouvelles formes d’engagement en phase avec les attentes profondes des clients.
  • Ce n’est pas de la cosmétique : nos études démontrent que les clients sanctionnent l’absence de preuves.

À chaque assureur sa voie singulière pour réaffirmer son engagement, de manière différenciante.

#02 – Rassembler vos forces au sein du Marketing Client

Qui est à même de coordonner les actions, connecter les différentes initiatives prises au sein de votre entreprise, être le bras armé du comité de direction ? De notre point de vue, le Marketing Client est le meilleur candidat, pour peu que celui-ci soit correctement outillé et positionné dans les processus de décision. Sa première mission sera bien évidemment de vous proposer une stratégie en matière d’Engagement.

Le Marketing Client n’est pas une idée nouvelle. Néanmoins, il n’a pas le positionnement idéal. Notre lecture des organisations et des processus de décision indique que le rapport de forces en interne tourne encore trop fréquemment à l’avantage des équipes actuarielles. Que serait devenue Apple si Steve jobs avait toujours écouté ses ingénieurs, aussi brillants soient-ils ?

La tension entre Risque / Marketing Produit et Client / Marketing Client est structurelle. Elle ne peut être annulée ou ignorée. Chaque assureur doit dans son organisation et ses processus de décision, trouver, entretenir un juste équilibre, en toute conscience, et développer des mécanismes de réelle coopération entre les trois entités. Si l’un devient « esclave » de l’autre, de la valeur financière sera perdue.

La profession avait anticipé ce rééquilibrage de la tension : le développement des services, le traitement « personnalisé » des sinistres, le développement d’une relation de proximité, affinitaire, avec certains segments de clients… Les solutions sont sûrement présentes au sein de vos équipes. Il « suffit » de leur donner la parole et les moyens d’amplifier, d’accélérer leur action.

Pour que votre Marketing Client vous aide à voir le monde avec les yeux du client en mode prospectif, de nouvelles « lunettes » sont à concevoir : observatoire prospectif des tendances client multisectoriel, compréhension des incitations profondes d’achat, utilisation intensive de la Data, intégration de la dimension RSE.

#03 – S’inspirer pour agir et agir en s’inspirant

Avec les deux premiers éléments, vous disposerez d’une stratégie et de moyens internes. Qu’en est-il de votre stratégie d’action ? Comment agir alors que l’incertitude de l’environnement est le seul élément certain ?

L’inspiration peut venir d’entreprises pionnières, françaises ou internationales, affichant d’excellents résultats qui confortent leur stratégie. Certaines marques du Groupe Unilever ont engagé des stratégies mondiales basées sur l’engagement, les Sustainable Living Brands. Résultats : leur croissance est 69% plus élevée sur les trois dernières années que les autres marques du Groupe. Un cercle vertueux s’est enclenché sur le long terme.

Quelques inspirations pour agir, issues de nos échanges avec des dirigeants du secteur :

  • S’engager maintenant : c’est au dirigeant, en maître des horloges, avec son comité de direction, d’appuyer sur le bouton de l’Engagement.
  • L’action prime. Le dirigeant fixe un cadre de jeu, une direction, une intention. Le reste de l’entreprise agit sur le terrain. Les actions sont ainsi mises en œuvre, en articulant court et long terme, dans ce cadre.
  • L’action doit être impactante. Cela implique une focalisation stricte de l’effort, et donc un renoncement, et une rénovation progressive des modèles opérationnels industriels. L’enjeu est d’agir comme « un Colibri à l’échelle ».
  • Dans cette course de fond, l’adhésion des parties prenantes est nécessaire. Avec une attention particulière à porter aux actionnaires, décideurs in fine. Les mutualistes disposent d’un avantage certain. Les assureurs privés peuvent se tourner vers des investisseurs engagés, comme BlackRock.
  • Les entreprises engagées amènent la puissance publique à s’impliquer. Elles font effet de levier par leur activisme, leurs organisations professionnelles ou bien encore par des évolutions réglementaires.
  • Le passage au statut d’Entreprise à Mission ou la certification B-Corp peuvent être des concrétisations de leur engagement, mais ne sont pas des points de départ.

Soyez des acteurs de premier plan du monde d’après

L’actualité pose la question du monde d’après. C’est la porte ouverte à tous les fantasmes, chacun poussant son utopie pour demain, parfois en gardant les lunettes du passé. Une chose est sure : la crise nous amène à prendre conscience de la fragilité de nos sociétés et à réfléchir à l’essentiel. Demain sera possible s’il est soutenable.

C’est pourquoi l’Engagement est une voie d’exploration pertinente. C’est une façon de revenir aux sources de l’assurance, à son utilité sociale. C’est aussi une manière habile de mettre les modèles économiques sur l’établi afin d’allier performance et contribution à l’intérêt général.

L’Engagement est une nouvelle réponse stratégique à articuler avec celles, déjà connues, de la différenciation et de la préservation des avantages concurrentiels. Plus aspirationnelle et plus en phase avec les motivations profondes de nos concitoyens. Les assureurs ont de beaux atouts en main.

L’équipe Service sous l’impulsion d’Yves Pizay, avec la contribution de Kéa Tilt

Article co-rédigé avec Hervé Lefèvre, Senior Partner

La crise que nous traversons nous interroge tous. Nous sommes en plein dans l’avenir décrit par Nassim Taleb dès 2007 (Le hasard sauvage, Antifragile, Le cygne noir), un avenir soumis à des évènements majeurs rares, extrêmement difficiles à prédire, hors des attentes normales et modifiant sensiblement la continuité de nos activités.

Dès lors, il est nécessaire pour les dirigeants de consacrer de l’énergie à travailler la résilience de leur entreprise, actif immatériel majeur qui jouera un rôle décisif dans le monde de demain. Appliqué aux entreprises, le concept mérite d’être développé et nourri pour mieux s’armer face aux crises économiques, sanitaires, cybernétiques… en perspective.

Car il ne suffit plus de traverser la crise, il faut aussi savoir la surmonter et y survivre, Hervé Lefevre et Raphaël Barral vous livrent un “programme” de développement de la capacité de résilience avant, pendant et après une crise.

  • Les 3 dimensions de la résilience
  • Les 6 caractéristiques de la résilience appliquées aux organisations
  • Les 3 moments pour cultiver la résilience
  • Les 8 processus pour développer et ancrer la capacité de résilience

Du “chaos” provoqué par la crise – et bientôt les crises -, un “nouvel ordre” peut émerger, plus inspirant pour chacun, plus responsable pour tous, avec un nouveau cap, une nouvelle raison d’être ou un renforcement du sentiment d’ancrage et d’appartenance.

Article co-rédigé avec François-Régis de Guenyveau, Responsable R&D du pôle Impact & Transformation responsable

La crise sanitaire n’est pas le facteur principal du basculement de notre économie mais son accélérateur. En revanche, elle offre aux dirigeants l’occasion unique de refonder l’entreprise pour l’adapter aux réalités du siècle. Le coronavirus est un nouvel exemple de cygne noir, ce concept théorisé par le penseur du risque Nassim Taleb selon qui notre monde serait dominé par « l’extrême, l’inconnu et le très peu probable ». L’heure est à la gestion de crise. C’est une question de survie. Tous les dirigeants sont sur le pont pour repenser en un temps record l’organisation de leur activité. Pour autant, l’urgence ne doit pas les détourner d’un sujet autrement plus complexe.

L’arbre qui cache la forêt Bien avant l’apparition du Covid-19, et dans la plupart des champs scientifiques, les chercheurs ont multiplié les messages d’alerte sur le basculement de notre système économique et social. Michel Aglietta parle ainsi d’un « temps de ruptures » du capitalisme qui glisserait vers un régime de croissance caractérisé par des politiques écologiques et des changements institutionnels de gouvernance. En sociologie, on pointe, à l’instar de David Goodhart, le risque que laisserait courir pour nos démocraties la fracture entre les anywhere (l’élite mondialisée) et les somewhere (les gens de quelque part, qui résistent à la disparition de leurs modes de vie). En sciences du climat, on rappelle à juste titre, comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, que notre système de croissance repose sur la productivité des machines et que ces machines se nourrissent pour l’essentiel de l’énergie fossile, cette même énergie dont nous devons nous départir si nous souhaitons freiner le réchauffement.

Dette, récession, fracture sociale, climat… plusieurs facteurs mais un message unique : notre système économique est à bout de souffle. Et puisque les entreprises en constituent le cœur de réacteur, c’est en leur sein qu’il convient de chercher en priorité les solutions.

Refonder l’entreprise : 3 grands défis se présentent aux dirigeants

D’abord, réformer le pouvoir. A l’heure où l’entreprise entend devenir un « acteur de la cité », elle fonctionne encore trop souvent de manière autocratique. Les marges de manœuvre des salariés n’ont jamais été aussi faibles depuis 2003 [1] et seuls 25 % d’entre eux indiquent pouvoir prendre des décisions [2]. Le bon sens voudrait pourtant que l’entreprise applique à elle-même les principes démocratiques des sociétés qu’elle prétend servir. Pas question pour cela de sacrifier l’autorité, la période actuelle a plus que jamais besoin de chefs, mais ces chefs doivent être capables de s’attaquer à certains tabous persistants : instaurer des contre-pouvoirs, permettre une plus grande représentativité des salariés et, enfin, gagner le soutien des actionnaires, y compris sur des engagements non financiers.

Le deuxième défi consiste à mieux articuler les temps d’activité. Les entreprises contribuent actuellement à trois déformations du temps : l’accélération (induite par les nouvelles technologies), le court-termisme (imposée par la logique financière) et, enfin, l’obsession de la prévision (nous croulons sous les tableaux de bord et les courbes de tendance). A l’inverse – nous le constatons aujourd’hui –, elles se trouvent fortement dégradées dans des situations extrêmes de crises et d’imprévus. Ce sont pourtant bien ces situations qui risquent de se répéter dans les années qui viennent. Notre monde est en effet devenu si imbriqué, nos technologies si intégrées, nos flux d’approvisionnement si tendus, que le moindre grain de sable peut gripper le système et fragiliser des nations. Certes, on peut espérer renouer avec les vertus de la lenteur et tenter de revenir « aux flâneurs d’antan » que regrette à raison Milan Kundera. Mais il s’agira surtout de fixer un cap à tenir ferme malgré l’agitation permanente. La Loi Pacte votée en juin dernier permet justement d’inscrire une raison d’être dans les statuts de l’entreprise.

Troisième défi : protéger nos biens communs. Il y a trente ans, le monde a reconnu que le communisme n’était pas viable. Aujourd’hui, à l’heure de la privatisation du monde, il comprend que le capitalisme libéral n’est pas non plus la panacée. La crise sanitaire nous offre l’occasion de renouer avec cette vérité fondamentale : certains biens et services, comme la santé, en appellent à notre responsabilité collective. Ils doivent sortir du cadre marchand sans forcément tomber dans le giron de l’Etat. Chaque entreprise dépend directement d’un certain nombre de ces biens et du civisme de ceux qui en jouissent. Il peut s’agir d’une forêt, d’un lac, d’une rivière, mais aussi d’un savoir-faire, d’une culture, de logiciels libres et collaboratifs. Toute la difficulté consiste à s’organiser avec d’autres acteurs pour réguler ces communs et éviter la tentation du passager clandestin. Des économistes comme Elinor Ostrom et, plus proche de nous, Gaël Giraud doivent nous inspirer.

Toute crise présente l’occasion d’un renouveau. A la fin de sa première allocution télévisée sur le Covid-19, le Président de la République a déclaré : « Il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies ». Aux chefs d’entreprise va revenir, dans les mois et les années qui viennent, la responsabilité morale de répondre ou non à cet appel.

Tribune publiée le 24 avril 2020 par Le Cercle Les Echos sous le titre « passer la crise et se transformer »

Nous voilà mondialement confrontés aux limites de nos pouvoirs et à la finitude de notre existence. Pour reprendre les mots d’Edgar Morin, la pandémie éclaire durement la « frivolité » de ce que nous étions en train de faire juste avant qu’elle ne survienne. Elle nous plonge dans une première Cure Mondiale de retour à l’essentiel.

Elle ne donne raison à personne ni n’oppose aucun clan à un autre. Tout le monde se retrouve sur un même pied d’égalité face à un danger invisible et à un devoir de remise en question, pas tant sur la robustesse de notre système de santé mais plus globalement sur le fonctionnement de notre village mondial. Par effet d’accumulation, la pandémie n’apparaît pas comme un coup du sort ou un Armageddon, elle est un nouveau domino qui vient sanctionner dans sa chute les déséquilibres de notre civilisation en même temps qu’il annonce la prochaine plaie. Un coup de semonce – peut être salvateur – qui nous donne l’occasion d’expérimenter une petite mort, cloitrés chacun dans notre cabinet de réflexion à devoir contempler le tableau de nos vanités.

À quoi ressemblera le monde d’après ?

Chaque prophète y voit la validation de sa propre thèse mais personne ne peut être affirmatif. Pour autant nous sommes déjà sûrs d’une chose : la pandémie a propagé, en même temps que la maladie, la résurgence de milliers de réflexes de coopération locale entre les Hommes.

Y a-t-il là, dans ces coopérations concrètes, le ferment d’une nouvelle économie ?

Nous sommes comme les prisonniers face à leur dilemme : si nous coopérons, nous pouvons tous gagner un peu, si chacun reste dans une stratégie égoïste, alors nous perdrons tout en ayant cru poursuivre notre intérêt individuel.

Mais à l’instar des prisonniers de l’allégorie, nous avons le droit – et disons même le devoir – de nous parler et donc d’agir selon des stratégies et des objectifs communs. C’est le grand enseignement que nous a légué Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie : nous avons les moyens de nous organiser pour coopérer localement en dehors de logiques marchande ou étatique pour exploiter nos communs. Il peut s’agir de biens matériels (eau, qualité de l’air, denrées alimentaires) ou immatériels (éducation des enfants, culture, solidarité, transmission d’un savoir-faire…). Des personnes physiques comme des personnes morales peuvent prendre part à ces nouveaux noyaux de coopération à différents niveaux : une résidence, un quartier, une commune, une région, une filière économique… Les communautés peuvent devenir les nouveaux acteurs d’une économie (réellement) nouvelle en devenant les lieux de régulation entre intérêts particuliers et solidarités locales.

En 1951, l’économiste Kenneth Arrow a fait la démonstration que l’agrégation de préférences individuelles ne peut aboutir à la production de bien-être social. Cela signifie que le marché, lieu d’agrégation des démarches individuelles, ne peut servir seul à bâtir un équilibre socialement acceptable. Pour construire des communautés écologiquement et socialement viables, le dialogue local sera toujours un processus de régulation complémentaire au marché. Cela veut dire aussi que c’est à l’échelle locale que se feront les régulations les plus justes entre des intérêts divergents. C’est la raison pour laquelle l’échelle territoriale est si importante pour réinventer une économie pour demain.

Le déconfinement devra donc être aussi celui de la parole. Ceux qui applaudissent en chœur depuis leurs fenêtres tous les soirs à 20 heures devront oser tirer le fil de cet élan et aller à la rencontre les uns des autres pour inventer de nouvelles solidarités. Nos économies sont interdépendantes depuis des siècles et sous un prétexte de résilience, certains pourraient être tentés par le repli sur soi. Un confinement des économies nationales en quelque sorte. Ce ne sera pas plus optimal que le « tout marché ». Faisons-nous confiance pour passer de « l’interdépendance sans solidarité » que décrit Edgar Morin à la multiplication des coopérations communautaires : identifions nos communs, accordons-nous sur leur exploitation soutenable et définissons les lieux de dialogue et de régulation qui nous permettront d’accorder nos divergences et de réintroduire la solidarité comme constituante de l’échange marchand.

Tribune publiée le 13 avril 2020 sur latribune.fr

Lire la tribune en anglais

Un changement est en gestation dans le monde des affaires. Depuis la première révolution industrielle, nombre de courants ont redessiné l’entreprise. Si la question de sa finalité s’est toujours posée, elle est restée à l’arrière-plan des questions de développement économique, d’efficacité des processus de production, de réduction des coûts ou d’alignement des équipes. « À la fin du money time, c’est l’EBIT qui compte ! » comme le disent souvent les représentants des actionnaires ou les acteurs financiers.

Dans un monde professionnel de plus en plus en quête de sens, on voit désormais clairement les limites de ce modèle. Il est grand temps pour l’entreprise de passer de la question du « comment ? » à la question du « pour quoi ? ». La croissance n’est plus l’alpha et l’oméga de la création de valeur.

Construire des entreprises responsables, plus soucieuses de la société

L’ambition de construire de telles entreprises à l’échelle du dirigeant, de l’investisseur et du collaborateur – aujourd’hui mais surtout demain – est plus que jamais d’actualité. En effet, la responsabilité est désormais la première valeur que les nouveaux cadres dirigeants veulent promouvoir dans l’entreprise : elle est citée par 45% d’entre eux, devant la performance (40%) ou le respect (39%)[1]. L’attente n’est plus seulement l’expression de lanceurs d’alerte, ONG, États, une pression venue des consommateurs. C’est aujourd’hui un élément central dans la guerre des talents.

Si ce projet est enthousiasmant, notre conviction est que la poursuite d’objectifs sociétaux n’est féconde que si elle s’incarne, en amont, dans les décisions du dirigeant et la mise en place de systèmes responsabilisants pour l’ensemble des collaborateurs. Cette transformation en responsabilité, nous croyons qu’elle est ambitieuse et difficile, mais souhaitable pour l’homme, la société et pour l’entreprise elle-même. En questionnant la raison d’être de l’entreprise et en valorisant l’exemplarité des comportements, la transformation en responsabilité aiguise la conscience des individus et est source de vitalité au sein de l’organisation. En outre, elle ouvre de nouveaux savoirs, de nouvelles connaissances, de nouveaux territoires stratégiques et se présente ainsi comme un levier de performance durable.

Passer du souhait à l’engagement

Si les expérimentations pour transformer l’entreprise en responsabilité sont multiples, pour la première fois un tel projet pourrait se réaliser à grande échelle : la volonté de faire mieux s’instille dans les esprits ; la pression des citoyens grandit ; la loi Pacte pose un cadre à la raison d’être et à la mission des entreprises ; l’équilibre privé / public change de nature ; des solutions fiables existent et démontrent qu’une nouvelle manière de développer l’entreprise est possible. Tout cela ne signifie évidemment pas que le changement ira de soi, sans le courage des dirigeants ni sans les efforts consentis des parties prenantes. Au contraire, le chemin est encore long.

D’abord, parce que transformer en responsabilité, c’est appréhender l’entreprise dans toute sa complexité : il s’agit d’une transformation intégrale, qui doit se refléter dans toutes ses composantes (l’organisation, le management, la performance, la gouvernance…) et être partagée par toutes ses parties prenantes (les investisseurs au même titre que les salariés par exemple).

Ensuite, une telle transformation s’effectue sur le long-terme. Il n’est pas là question de nier l’exigence du court-terme et de tomber dans un idéal du long-terme. Il s’agit d’inscrire la vision court-terme dans le processus budgétaire et stratégique comme une contribution à une valeur durable qui équilibre mieux les attentes des différentes parties prenantes, l’actionnaire bien sûr mais aussi les collaborateurs, partenaires, sous-traitants, acteurs territoriaux… C’est de culture et de conscience qu’il s’agit ici et non pas d’effets d’annonce ou de coups stratégiques. Il est donc nécessaire, pour l’équipe dirigeante en particulier, de tenir le cap même dans l’adversité.

Enfin, la transformation en responsabilité est difficile parce qu’elle est engageante : certains pionniers ont déjà ouvert des voies, mais d’autres chemins restent encore à découvrir. Cela nécessite de l’énergie, un esprit entrepreneurial, le goût de l’expérimentation, une certaine acceptation de l’échec, l’exigence de l’exemplarité. D’où le fossé séparant ceux qui déclarent vouloir changer le monde et ceux qui ont réellement franchi le pas…

Sans naïveté ni présomption, une telle transformation en responsabilité est l’occasion de construire une entreprise mieux ancrée dans notre siècle. Face aux modèles anglo-saxon et asiatique, l’Europe – et la France en tête – ont des atouts en main pour ouvrir une nouvelle voie, que d’autres pourront suivre ailleurs dans le monde.

[1] Que veut changer la nouvelle génération de cadres dirigeants dans l’entreprise ? – Baromètre Ifop-Boyden, mars 2018

Article co-rédigé avec François-Régis de Guenyveau, Responsable R&D du pôle Impact Transformation Responsable

Yuka, Good on You… ou l’ambiguïté de l’économie vertueuse

Téléchargée plus de douze millions de fois en moins de trois ans, l’application Yuka transforme nos habitudes alimentaires à un rythme stupéfiant. En seulement quelques mois, elle parvient à faire ce que médecins, écologistes, santé publique et lobbys réunis ne sont pas parvenus à réaliser en plusieurs années. Pas d’affiches dans le métro. Ni de slogans télévisés. Ni de message de prévention. Il suffit de scanner un produit avec votre portable et Yuka vous envoie instantanément un score nutritif. Zéro : exécrable. Cent : excellent. Adieu l’opacité des marques et l’indécision au rayon frais. Bienvenue dans l’ère de la simplicité et de la transparence.

Après l’uberisation, la Yukatisation ?

Si Yuka n’est pas un cas isolé, il n’en constitue pas moins l’archétype d’un phénomène économique beaucoup plus vaste que nous pourrions nommer « Yukatisation » : en s’appuyant sur un système de notation prétendument objectif, de petits acteurs privés se proposent de rendre compte du caractère « vertueux » des marques pour éclairer les individus avant achat. Selon cette définition, les applications comme Good on You, Clothparency, BuyOrNot et autres Kwalito participent du même mouvement. Ce n’est pas le cas, en revanche, des plateformes comme Amazon, Uber, TripAdvisor ou Booking. D’une part parce que leurs systèmes de notation sont construits, à ce jour, sur l’expérience subjective des consommateurs (et non sur des calculateurs supposés impartiaux). D’autre part parce qu’elles ne rendent compte que de l’expérience de consommation (et non du caractère « vertueux » des producteurs : matières premières utilisées, impact social ou environnemental, etc). Alors que 72 % des 18-34 ans n’hésitent pas à changer de marque si celle-ci ne correspond pas à leurs valeurs1, on comprend aisément que la transparence promise par la Yukatisation puisse ébranler les entreprises traditionnelles. Aujourd’hui, dans l’alimentaire, la cosmétique ou la mode. Demain, dans des secteurs aussi divers que les transports, la restauration, les secteurs high-tech ou entertainment. Dernier cas emblématique : le patron du Groupe Intermarché a annoncé vouloir retirer 142 additifs de 900 produits pour obtenir une meilleure note sur Yuka.

Un monde meilleur ou le meilleur des mondes ?

La Yukatisation constitue un progrès indéniable pour au moins deux raisons. Elle redonne aux consommateurs un pouvoir d’influence massif, à coût faible et à l’usage facile et, ce faisant, force les marques à améliorer la qualité de leur production. Au nom du vieux principe schumpétérien selon lequel l’innovation stimule la croissance par la mise en compétition (gare aux immobilistes !), ce sont donc non seulement les ménages mais l’ensemble de l’économie qui, à moyen-terme, s’en portent mieux.

Pour autant, l’influence croissante de ces applications soulève des questions capitales. D’abord, qui conçoit les systèmes de notation et au nom de quels critères ? Yuka a rendu publiques ses méthodes de calcul pour éviter l’effet « boîte noire », mais cela suffit-il à asseoir sa légitimité ? GoodOnYou assure évaluer l’éthique des marques de mode, mais quelle est cette éthique et à quelle culture commune s’en remet-elle ? Plus largement, si une plateforme de notation privée encadre à raison le pouvoir des producteurs, par quels contre-pouvoirs est-elle à son tour encadrée ? Les assurances sont placées sous la surveillance d’autorités publiques indépendantes telles que l’ACPR. On peut se demander quelle forme prendrait un tel dispositif dans un domaine aussi nébuleux que l’éthique ou la responsabilité, le tout dans une société hyperconnectée où chacun peut contrôler tout le monde…

Autre point de vigilance : l’imputabilité de Yuka et consorts. Quels risques prennent-ils ? En quoi souffrent-ils des décisions qu’ils prennent ou qu’ils font prendre aux autres ? Dans son dernier ouvrage, face à ceux qu’il nomme les « interventionistas », l’essayiste Nassim Nicholas Taleb rappelle que nul ne peut se prétendre responsable sans « jouer sa peau ». Or à l’heure où, au nom de principes responsables, de petites équipes agiles ont le pouvoir de faire plier des mastodontes employant des milliers d’individus, il paraît légitime de se demander quelles responsabilités leur incombent en retour. Une marque comme C’est qui le patron ?! semble relever le défi. Son objectif est le même : rester maître de son alimentation. Mais elle ne se contente pas de distribuer les bons points, elle s’implique, elle « joue sa peau », elle construit un nouveau modèle d’affaires proposant aux consommateurs de concevoir directement les produits qu’ils souhaitent retrouver en magasin (prix, qualité et juste répartition de la valeur entre producteurs et distributeurs sont ainsi définis de manière concertée). Enfin, jusqu’où pousser le système de scoring ? Le réel se résume-t-il à une série d’indicateurs ? Et peut-on tout noter au nom de la vertu ? Les produits, les marques, les entreprises, les comportements des dirigeants et des producteurs ? Toute l’ambivalence de notre époque apparaît en filigrane : sans concertation ni régulation des pouvoirs, la Yukatisation peut s’inverser en menace, l’émancipation des consommateurs en mimétisme général, le progrès en dystopie. Ouvrons-nous une nouvelle ère de prospérité, ou sommes-nous en train de vivre les cinq premières minutes d’un épisode de Black Mirror ?

Tribune parue le 25 janvier 2020 sur LeMonde.fr

Enseigne responsable : de quoi parle-t-on ?

Raréfaction des ressources, changement climatique, affirmation de la consommation responsable, montée en puissance des contre-pouvoirs, pression des investisseurs et des contraintes réglementaires… les enseignes sont de plus en plus exposées aux bouleversements en cours à l’échelle mondiale. De profonds changements de modèle économique vont s’imposer : comment prendre de l’avance dès aujourd’hui ?

Le retail joue un rôle clé dans la société

En tant que prescripteur de consommation, en tant que producteur de biens et services, mais aussi en tant qu’employeur, le secteur a sa part de responsabilité à prendre. Assumer pleinement ce rôle, c’est engager une transformation responsable. C’est s’attaquer à des sujets qui dépassent la simple conformité réglementaire et innover pour construire les modèles en mesure de répondre aux nouvelles exigences.

Le retail assiste à une sorte d’injonction contradictoire

D’un côté, un mouvement vers la responsabilité. Politiques et gouvernements imposent de nouvelles normes réglementaires. De petits acteurs agiles bousculent le secteur soit en jouant le rôle de conseiller-consommation (Yuka, GoodOnYou, etc) soit en améliorant la qualité des produits ou leurs modèles d’affaires (C’est qui le patron ?!, La Louve, Vinted, etc). Citoyens et consommateurs attendent des actes concrets de la part des entreprises. En France, 81% attendent d’une marque qu’elle contribue à un projet pour une société meilleure et 43% se déclarent disposés à payer plus cher pour un produit similaire d’une entreprise qui s’engage (Baromètre Brand’gagement, Tilt Ideas & Epsy, 2018). Ainsi les enseignes se mettent en scène avec des promesses/missions assez proches : la transition alimentaire pour tous, l’alimentaire de confiance, les modes de vie bio, Producteur commerçant responsable, … Les engagements se multiplient sur la proximité, le local, la santé, le bien-être, l’occasion, la location.

De l’autre côté, la préférence des consommateurs pour les prix bas semble encore patente (le succès des chaînes de discount et de déstockage le démontre), le recours à la livraison de biens de consommation croît rapidement malgré l’impact environnemental connu, et dans les faits, il leur semble extrêmement difficile de changer les habitudes de consommation.

La transformation responsable représente un défi de taille pour les enseignes et les marques. Les voilà face à deux objectifs difficiles à tenir : réussir son changement de modèle dans un contexte en transition tout en conservant ou en gagnant la préférence client.

La situation est délicate. Ces entreprises du secteur rassemblent dans leurs rangs parmi les acteurs les plus polluants du monde (textile en particulier). La marche à gravir est donc extrêmement haute. Le spectre d’externalités sociales, sociétales, environnementales, économiques à considérer est incommensurable, tandis que la réglementation s’explicite. Traiter cette inflation d’enjeux devient un devoir/un prérequis.

Historiquement, c’est un secteur fondé sur le consumérisme (discount, fast fashion, soldes et black Friday, etc). Stratégie, business models, modèles opérationnels, raison d’être sont donc à remettre en question

Comment y aller ?

D’abord, choisir ses combats et en rendre compte. La responsabilité est avant tout affaire de bon sens. Il existe une multitude d’engagements responsables possibles, or l’entreprise ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. Au contraire, elle doit faire des choix clairs, 2 ou 3 « combats » responsables décidés en fonction de l’histoire et de la personnalité singulière de l’entreprise. Puis accorder le dire au faire en rendant compte de ses engagements de manière tangible (faits et chiffres à l’appui) et transparente (à ce sujet, même si tout n’est pas parfait, il vaut mieux jouer la carte de l’authenticité).

4 sujets clés sont à travailler en priorité pour assurer la pérennité des activités dans le monde de demain et construire un modèle d’enseigne responsable : l’offre responsable (l’enseigne est prescriptrice de produits de consommation engagée et doit définir ce que sont les produits bons pour la santé et la société, et pourquoi pas la biodiversité), l’approvisionnement (la mise en place de filières durables), l’économie circulaire (un terrain de jeu pour innover et réinventer la raison d’être de l’enseigne), et l’employabilité (la préparation des collaborateurs aux ruptures technologiques à venir).

Deuxièmement, aller au-delà de l’objectif. Il ne s’agit pas seulement d’une liste d’objectifs chiffrés répondant à des normes réglementaires et sociales évolutives (aujourd’hui les pesticides, demain le bien-être animal, après-demain les conditions de travail en entrepôt…). Une transformation responsable réussie sera celle qui conduira à un nouveau mode de pensée de ses équipes (quelle société voulons-nous et pourquoi, et par conséquent quel modèle d’entreprise construire pour y contribuer) et un nouveau mode d’action (quels business models circulaires mettre en place, quelle chaîne d’approvisionnement, quelles formes de gouvernance et du partage de pouvoir, quels modes de management en interne, quel rôle jouer au sein de la filière, quelles relations promouvoir avec les parties prenantes, etc).

Troisièmement, créer les conditions. C’est le point le plus sensible, le plus difficile. Il ne s’agit pas seulement de se fixer des objectifs responsables, il faut se donner les moyens de les atteindre, et de les atteindre de manière responsable (pour le dire autrement, une transformation responsable à marche forcée n’est pas responsable). Si ces moyens doivent être conçus et décidés au cas par cas, il en est un qui s’applique à toutes les entreprises : la viabilité économique. Pas de responsabilité, en effet, sans viabilité économique préalable.

Tribune parue LSA en janvier 2020

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