Article co-rédigé avec François-Régis de Guenyveau, Responsable R&D du pôle Impact & Transformation responsable

La crise sanitaire n’est pas le facteur principal du basculement de notre économie mais son accélérateur. En revanche, elle offre aux dirigeants l’occasion unique de refonder l’entreprise pour l’adapter aux réalités du siècle. Le coronavirus est un nouvel exemple de cygne noir, ce concept théorisé par le penseur du risque Nassim Taleb selon qui notre monde serait dominé par « l’extrême, l’inconnu et le très peu probable ». L’heure est à la gestion de crise. C’est une question de survie. Tous les dirigeants sont sur le pont pour repenser en un temps record l’organisation de leur activité. Pour autant, l’urgence ne doit pas les détourner d’un sujet autrement plus complexe.

L’arbre qui cache la forêt Bien avant l’apparition du Covid-19, et dans la plupart des champs scientifiques, les chercheurs ont multiplié les messages d’alerte sur le basculement de notre système économique et social. Michel Aglietta parle ainsi d’un « temps de ruptures » du capitalisme qui glisserait vers un régime de croissance caractérisé par des politiques écologiques et des changements institutionnels de gouvernance. En sociologie, on pointe, à l’instar de David Goodhart, le risque que laisserait courir pour nos démocraties la fracture entre les anywhere (l’élite mondialisée) et les somewhere (les gens de quelque part, qui résistent à la disparition de leurs modes de vie). En sciences du climat, on rappelle à juste titre, comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, que notre système de croissance repose sur la productivité des machines et que ces machines se nourrissent pour l’essentiel de l’énergie fossile, cette même énergie dont nous devons nous départir si nous souhaitons freiner le réchauffement.

Dette, récession, fracture sociale, climat… plusieurs facteurs mais un message unique : notre système économique est à bout de souffle. Et puisque les entreprises en constituent le cœur de réacteur, c’est en leur sein qu’il convient de chercher en priorité les solutions.

Refonder l’entreprise : 3 grands défis se présentent aux dirigeants

D’abord, réformer le pouvoir. A l’heure où l’entreprise entend devenir un « acteur de la cité », elle fonctionne encore trop souvent de manière autocratique. Les marges de manœuvre des salariés n’ont jamais été aussi faibles depuis 2003 [1] et seuls 25 % d’entre eux indiquent pouvoir prendre des décisions [2]. Le bon sens voudrait pourtant que l’entreprise applique à elle-même les principes démocratiques des sociétés qu’elle prétend servir. Pas question pour cela de sacrifier l’autorité, la période actuelle a plus que jamais besoin de chefs, mais ces chefs doivent être capables de s’attaquer à certains tabous persistants : instaurer des contre-pouvoirs, permettre une plus grande représentativité des salariés et, enfin, gagner le soutien des actionnaires, y compris sur des engagements non financiers.

Le deuxième défi consiste à mieux articuler les temps d’activité. Les entreprises contribuent actuellement à trois déformations du temps : l’accélération (induite par les nouvelles technologies), le court-termisme (imposée par la logique financière) et, enfin, l’obsession de la prévision (nous croulons sous les tableaux de bord et les courbes de tendance). A l’inverse – nous le constatons aujourd’hui –, elles se trouvent fortement dégradées dans des situations extrêmes de crises et d’imprévus. Ce sont pourtant bien ces situations qui risquent de se répéter dans les années qui viennent. Notre monde est en effet devenu si imbriqué, nos technologies si intégrées, nos flux d’approvisionnement si tendus, que le moindre grain de sable peut gripper le système et fragiliser des nations. Certes, on peut espérer renouer avec les vertus de la lenteur et tenter de revenir « aux flâneurs d’antan » que regrette à raison Milan Kundera. Mais il s’agira surtout de fixer un cap à tenir ferme malgré l’agitation permanente. La Loi Pacte votée en juin dernier permet justement d’inscrire une raison d’être dans les statuts de l’entreprise.

Troisième défi : protéger nos biens communs. Il y a trente ans, le monde a reconnu que le communisme n’était pas viable. Aujourd’hui, à l’heure de la privatisation du monde, il comprend que le capitalisme libéral n’est pas non plus la panacée. La crise sanitaire nous offre l’occasion de renouer avec cette vérité fondamentale : certains biens et services, comme la santé, en appellent à notre responsabilité collective. Ils doivent sortir du cadre marchand sans forcément tomber dans le giron de l’Etat. Chaque entreprise dépend directement d’un certain nombre de ces biens et du civisme de ceux qui en jouissent. Il peut s’agir d’une forêt, d’un lac, d’une rivière, mais aussi d’un savoir-faire, d’une culture, de logiciels libres et collaboratifs. Toute la difficulté consiste à s’organiser avec d’autres acteurs pour réguler ces communs et éviter la tentation du passager clandestin. Des économistes comme Elinor Ostrom et, plus proche de nous, Gaël Giraud doivent nous inspirer.

Toute crise présente l’occasion d’un renouveau. A la fin de sa première allocution télévisée sur le Covid-19, le Président de la République a déclaré : « Il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies ». Aux chefs d’entreprise va revenir, dans les mois et les années qui viennent, la responsabilité morale de répondre ou non à cet appel.

Tribune publiée le 24 avril 2020 par Le Cercle Les Echos sous le titre « passer la crise et se transformer »

Nous voilà mondialement confrontés aux limites de nos pouvoirs et à la finitude de notre existence. Pour reprendre les mots d’Edgar Morin, la pandémie éclaire durement la « frivolité » de ce que nous étions en train de faire juste avant qu’elle ne survienne. Elle nous plonge dans une première Cure Mondiale de retour à l’essentiel.

Elle ne donne raison à personne ni n’oppose aucun clan à un autre. Tout le monde se retrouve sur un même pied d’égalité face à un danger invisible et à un devoir de remise en question, pas tant sur la robustesse de notre système de santé mais plus globalement sur le fonctionnement de notre village mondial. Par effet d’accumulation, la pandémie n’apparaît pas comme un coup du sort ou un Armageddon, elle est un nouveau domino qui vient sanctionner dans sa chute les déséquilibres de notre civilisation en même temps qu’il annonce la prochaine plaie. Un coup de semonce – peut être salvateur – qui nous donne l’occasion d’expérimenter une petite mort, cloitrés chacun dans notre cabinet de réflexion à devoir contempler le tableau de nos vanités.

À quoi ressemblera le monde d’après ?

Chaque prophète y voit la validation de sa propre thèse mais personne ne peut être affirmatif. Pour autant nous sommes déjà sûrs d’une chose : la pandémie a propagé, en même temps que la maladie, la résurgence de milliers de réflexes de coopération locale entre les Hommes.

Y a-t-il là, dans ces coopérations concrètes, le ferment d’une nouvelle économie ?

Nous sommes comme les prisonniers face à leur dilemme : si nous coopérons, nous pouvons tous gagner un peu, si chacun reste dans une stratégie égoïste, alors nous perdrons tout en ayant cru poursuivre notre intérêt individuel.

Mais à l’instar des prisonniers de l’allégorie, nous avons le droit – et disons même le devoir – de nous parler et donc d’agir selon des stratégies et des objectifs communs. C’est le grand enseignement que nous a légué Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie : nous avons les moyens de nous organiser pour coopérer localement en dehors de logiques marchande ou étatique pour exploiter nos communs. Il peut s’agir de biens matériels (eau, qualité de l’air, denrées alimentaires) ou immatériels (éducation des enfants, culture, solidarité, transmission d’un savoir-faire…). Des personnes physiques comme des personnes morales peuvent prendre part à ces nouveaux noyaux de coopération à différents niveaux : une résidence, un quartier, une commune, une région, une filière économique… Les communautés peuvent devenir les nouveaux acteurs d’une économie (réellement) nouvelle en devenant les lieux de régulation entre intérêts particuliers et solidarités locales.

En 1951, l’économiste Kenneth Arrow a fait la démonstration que l’agrégation de préférences individuelles ne peut aboutir à la production de bien-être social. Cela signifie que le marché, lieu d’agrégation des démarches individuelles, ne peut servir seul à bâtir un équilibre socialement acceptable. Pour construire des communautés écologiquement et socialement viables, le dialogue local sera toujours un processus de régulation complémentaire au marché. Cela veut dire aussi que c’est à l’échelle locale que se feront les régulations les plus justes entre des intérêts divergents. C’est la raison pour laquelle l’échelle territoriale est si importante pour réinventer une économie pour demain.

Le déconfinement devra donc être aussi celui de la parole. Ceux qui applaudissent en chœur depuis leurs fenêtres tous les soirs à 20 heures devront oser tirer le fil de cet élan et aller à la rencontre les uns des autres pour inventer de nouvelles solidarités. Nos économies sont interdépendantes depuis des siècles et sous un prétexte de résilience, certains pourraient être tentés par le repli sur soi. Un confinement des économies nationales en quelque sorte. Ce ne sera pas plus optimal que le « tout marché ». Faisons-nous confiance pour passer de « l’interdépendance sans solidarité » que décrit Edgar Morin à la multiplication des coopérations communautaires : identifions nos communs, accordons-nous sur leur exploitation soutenable et définissons les lieux de dialogue et de régulation qui nous permettront d’accorder nos divergences et de réintroduire la solidarité comme constituante de l’échange marchand.

Tribune publiée le 13 avril 2020 sur latribune.fr

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Un changement est en gestation dans le monde des affaires. Depuis la première révolution industrielle, nombre de courants ont redessiné l’entreprise. Si la question de sa finalité s’est toujours posée, elle est restée à l’arrière-plan des questions de développement économique, d’efficacité des processus de production, de réduction des coûts ou d’alignement des équipes. « À la fin du money time, c’est l’EBIT qui compte ! » comme le disent souvent les représentants des actionnaires ou les acteurs financiers.

Dans un monde professionnel de plus en plus en quête de sens, on voit désormais clairement les limites de ce modèle. Il est grand temps pour l’entreprise de passer de la question du « comment ? » à la question du « pour quoi ? ». La croissance n’est plus l’alpha et l’oméga de la création de valeur.

Construire des entreprises responsables, plus soucieuses de la société

L’ambition de construire de telles entreprises à l’échelle du dirigeant, de l’investisseur et du collaborateur – aujourd’hui mais surtout demain – est plus que jamais d’actualité. En effet, la responsabilité est désormais la première valeur que les nouveaux cadres dirigeants veulent promouvoir dans l’entreprise : elle est citée par 45% d’entre eux, devant la performance (40%) ou le respect (39%)[1]. L’attente n’est plus seulement l’expression de lanceurs d’alerte, ONG, États, une pression venue des consommateurs. C’est aujourd’hui un élément central dans la guerre des talents.

Si ce projet est enthousiasmant, notre conviction est que la poursuite d’objectifs sociétaux n’est féconde que si elle s’incarne, en amont, dans les décisions du dirigeant et la mise en place de systèmes responsabilisants pour l’ensemble des collaborateurs. Cette transformation en responsabilité, nous croyons qu’elle est ambitieuse et difficile, mais souhaitable pour l’homme, la société et pour l’entreprise elle-même. En questionnant la raison d’être de l’entreprise et en valorisant l’exemplarité des comportements, la transformation en responsabilité aiguise la conscience des individus et est source de vitalité au sein de l’organisation. En outre, elle ouvre de nouveaux savoirs, de nouvelles connaissances, de nouveaux territoires stratégiques et se présente ainsi comme un levier de performance durable.

Passer du souhait à l’engagement

Si les expérimentations pour transformer l’entreprise en responsabilité sont multiples, pour la première fois un tel projet pourrait se réaliser à grande échelle : la volonté de faire mieux s’instille dans les esprits ; la pression des citoyens grandit ; la loi Pacte pose un cadre à la raison d’être et à la mission des entreprises ; l’équilibre privé / public change de nature ; des solutions fiables existent et démontrent qu’une nouvelle manière de développer l’entreprise est possible. Tout cela ne signifie évidemment pas que le changement ira de soi, sans le courage des dirigeants ni sans les efforts consentis des parties prenantes. Au contraire, le chemin est encore long.

D’abord, parce que transformer en responsabilité, c’est appréhender l’entreprise dans toute sa complexité : il s’agit d’une transformation intégrale, qui doit se refléter dans toutes ses composantes (l’organisation, le management, la performance, la gouvernance…) et être partagée par toutes ses parties prenantes (les investisseurs au même titre que les salariés par exemple).

Ensuite, une telle transformation s’effectue sur le long-terme. Il n’est pas là question de nier l’exigence du court-terme et de tomber dans un idéal du long-terme. Il s’agit d’inscrire la vision court-terme dans le processus budgétaire et stratégique comme une contribution à une valeur durable qui équilibre mieux les attentes des différentes parties prenantes, l’actionnaire bien sûr mais aussi les collaborateurs, partenaires, sous-traitants, acteurs territoriaux… C’est de culture et de conscience qu’il s’agit ici et non pas d’effets d’annonce ou de coups stratégiques. Il est donc nécessaire, pour l’équipe dirigeante en particulier, de tenir le cap même dans l’adversité.

Enfin, la transformation en responsabilité est difficile parce qu’elle est engageante : certains pionniers ont déjà ouvert des voies, mais d’autres chemins restent encore à découvrir. Cela nécessite de l’énergie, un esprit entrepreneurial, le goût de l’expérimentation, une certaine acceptation de l’échec, l’exigence de l’exemplarité. D’où le fossé séparant ceux qui déclarent vouloir changer le monde et ceux qui ont réellement franchi le pas…

Sans naïveté ni présomption, une telle transformation en responsabilité est l’occasion de construire une entreprise mieux ancrée dans notre siècle. Face aux modèles anglo-saxon et asiatique, l’Europe – et la France en tête – ont des atouts en main pour ouvrir une nouvelle voie, que d’autres pourront suivre ailleurs dans le monde.

[1] Que veut changer la nouvelle génération de cadres dirigeants dans l’entreprise ? – Baromètre Ifop-Boyden, mars 2018

Article co-rédigé avec François-Régis de Guenyveau, Responsable R&D du pôle Impact Transformation Responsable

Yuka, Good on You… ou l’ambiguïté de l’économie vertueuse

Téléchargée plus de douze millions de fois en moins de trois ans, l’application Yuka transforme nos habitudes alimentaires à un rythme stupéfiant. En seulement quelques mois, elle parvient à faire ce que médecins, écologistes, santé publique et lobbys réunis ne sont pas parvenus à réaliser en plusieurs années. Pas d’affiches dans le métro. Ni de slogans télévisés. Ni de message de prévention. Il suffit de scanner un produit avec votre portable et Yuka vous envoie instantanément un score nutritif. Zéro : exécrable. Cent : excellent. Adieu l’opacité des marques et l’indécision au rayon frais. Bienvenue dans l’ère de la simplicité et de la transparence.

Après l’uberisation, la Yukatisation ?

Si Yuka n’est pas un cas isolé, il n’en constitue pas moins l’archétype d’un phénomène économique beaucoup plus vaste que nous pourrions nommer « Yukatisation » : en s’appuyant sur un système de notation prétendument objectif, de petits acteurs privés se proposent de rendre compte du caractère « vertueux » des marques pour éclairer les individus avant achat. Selon cette définition, les applications comme Good on You, Clothparency, BuyOrNot et autres Kwalito participent du même mouvement. Ce n’est pas le cas, en revanche, des plateformes comme Amazon, Uber, TripAdvisor ou Booking. D’une part parce que leurs systèmes de notation sont construits, à ce jour, sur l’expérience subjective des consommateurs (et non sur des calculateurs supposés impartiaux). D’autre part parce qu’elles ne rendent compte que de l’expérience de consommation (et non du caractère « vertueux » des producteurs : matières premières utilisées, impact social ou environnemental, etc). Alors que 72 % des 18-34 ans n’hésitent pas à changer de marque si celle-ci ne correspond pas à leurs valeurs1, on comprend aisément que la transparence promise par la Yukatisation puisse ébranler les entreprises traditionnelles. Aujourd’hui, dans l’alimentaire, la cosmétique ou la mode. Demain, dans des secteurs aussi divers que les transports, la restauration, les secteurs high-tech ou entertainment. Dernier cas emblématique : le patron du Groupe Intermarché a annoncé vouloir retirer 142 additifs de 900 produits pour obtenir une meilleure note sur Yuka.

Un monde meilleur ou le meilleur des mondes ?

La Yukatisation constitue un progrès indéniable pour au moins deux raisons. Elle redonne aux consommateurs un pouvoir d’influence massif, à coût faible et à l’usage facile et, ce faisant, force les marques à améliorer la qualité de leur production. Au nom du vieux principe schumpétérien selon lequel l’innovation stimule la croissance par la mise en compétition (gare aux immobilistes !), ce sont donc non seulement les ménages mais l’ensemble de l’économie qui, à moyen-terme, s’en portent mieux.

Pour autant, l’influence croissante de ces applications soulève des questions capitales. D’abord, qui conçoit les systèmes de notation et au nom de quels critères ? Yuka a rendu publiques ses méthodes de calcul pour éviter l’effet « boîte noire », mais cela suffit-il à asseoir sa légitimité ? GoodOnYou assure évaluer l’éthique des marques de mode, mais quelle est cette éthique et à quelle culture commune s’en remet-elle ? Plus largement, si une plateforme de notation privée encadre à raison le pouvoir des producteurs, par quels contre-pouvoirs est-elle à son tour encadrée ? Les assurances sont placées sous la surveillance d’autorités publiques indépendantes telles que l’ACPR. On peut se demander quelle forme prendrait un tel dispositif dans un domaine aussi nébuleux que l’éthique ou la responsabilité, le tout dans une société hyperconnectée où chacun peut contrôler tout le monde…

Autre point de vigilance : l’imputabilité de Yuka et consorts. Quels risques prennent-ils ? En quoi souffrent-ils des décisions qu’ils prennent ou qu’ils font prendre aux autres ? Dans son dernier ouvrage, face à ceux qu’il nomme les « interventionistas », l’essayiste Nassim Nicholas Taleb rappelle que nul ne peut se prétendre responsable sans « jouer sa peau ». Or à l’heure où, au nom de principes responsables, de petites équipes agiles ont le pouvoir de faire plier des mastodontes employant des milliers d’individus, il paraît légitime de se demander quelles responsabilités leur incombent en retour. Une marque comme C’est qui le patron ?! semble relever le défi. Son objectif est le même : rester maître de son alimentation. Mais elle ne se contente pas de distribuer les bons points, elle s’implique, elle « joue sa peau », elle construit un nouveau modèle d’affaires proposant aux consommateurs de concevoir directement les produits qu’ils souhaitent retrouver en magasin (prix, qualité et juste répartition de la valeur entre producteurs et distributeurs sont ainsi définis de manière concertée). Enfin, jusqu’où pousser le système de scoring ? Le réel se résume-t-il à une série d’indicateurs ? Et peut-on tout noter au nom de la vertu ? Les produits, les marques, les entreprises, les comportements des dirigeants et des producteurs ? Toute l’ambivalence de notre époque apparaît en filigrane : sans concertation ni régulation des pouvoirs, la Yukatisation peut s’inverser en menace, l’émancipation des consommateurs en mimétisme général, le progrès en dystopie. Ouvrons-nous une nouvelle ère de prospérité, ou sommes-nous en train de vivre les cinq premières minutes d’un épisode de Black Mirror ?

Tribune parue le 25 janvier 2020 sur LeMonde.fr

Enseigne responsable : de quoi parle-t-on ?

Raréfaction des ressources, changement climatique, affirmation de la consommation responsable, montée en puissance des contre-pouvoirs, pression des investisseurs et des contraintes réglementaires… les enseignes sont de plus en plus exposées aux bouleversements en cours à l’échelle mondiale. De profonds changements de modèle économique vont s’imposer : comment prendre de l’avance dès aujourd’hui ?

Le retail joue un rôle clé dans la société

En tant que prescripteur de consommation, en tant que producteur de biens et services, mais aussi en tant qu’employeur, le secteur a sa part de responsabilité à prendre. Assumer pleinement ce rôle, c’est engager une transformation responsable. C’est s’attaquer à des sujets qui dépassent la simple conformité réglementaire et innover pour construire les modèles en mesure de répondre aux nouvelles exigences.

Le retail assiste à une sorte d’injonction contradictoire

D’un côté, un mouvement vers la responsabilité. Politiques et gouvernements imposent de nouvelles normes réglementaires. De petits acteurs agiles bousculent le secteur soit en jouant le rôle de conseiller-consommation (Yuka, GoodOnYou, etc) soit en améliorant la qualité des produits ou leurs modèles d’affaires (C’est qui le patron ?!, La Louve, Vinted, etc). Citoyens et consommateurs attendent des actes concrets de la part des entreprises. En France, 81% attendent d’une marque qu’elle contribue à un projet pour une société meilleure et 43% se déclarent disposés à payer plus cher pour un produit similaire d’une entreprise qui s’engage (Baromètre Brand’gagement, Tilt Ideas & Epsy, 2018). Ainsi les enseignes se mettent en scène avec des promesses/missions assez proches : la transition alimentaire pour tous, l’alimentaire de confiance, les modes de vie bio, Producteur commerçant responsable, … Les engagements se multiplient sur la proximité, le local, la santé, le bien-être, l’occasion, la location.

De l’autre côté, la préférence des consommateurs pour les prix bas semble encore patente (le succès des chaînes de discount et de déstockage le démontre), le recours à la livraison de biens de consommation croît rapidement malgré l’impact environnemental connu, et dans les faits, il leur semble extrêmement difficile de changer les habitudes de consommation.

La transformation responsable représente un défi de taille pour les enseignes et les marques. Les voilà face à deux objectifs difficiles à tenir : réussir son changement de modèle dans un contexte en transition tout en conservant ou en gagnant la préférence client.

La situation est délicate. Ces entreprises du secteur rassemblent dans leurs rangs parmi les acteurs les plus polluants du monde (textile en particulier). La marche à gravir est donc extrêmement haute. Le spectre d’externalités sociales, sociétales, environnementales, économiques à considérer est incommensurable, tandis que la réglementation s’explicite. Traiter cette inflation d’enjeux devient un devoir/un prérequis.

Historiquement, c’est un secteur fondé sur le consumérisme (discount, fast fashion, soldes et black Friday, etc). Stratégie, business models, modèles opérationnels, raison d’être sont donc à remettre en question

Comment y aller ?

D’abord, choisir ses combats et en rendre compte. La responsabilité est avant tout affaire de bon sens. Il existe une multitude d’engagements responsables possibles, or l’entreprise ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. Au contraire, elle doit faire des choix clairs, 2 ou 3 « combats » responsables décidés en fonction de l’histoire et de la personnalité singulière de l’entreprise. Puis accorder le dire au faire en rendant compte de ses engagements de manière tangible (faits et chiffres à l’appui) et transparente (à ce sujet, même si tout n’est pas parfait, il vaut mieux jouer la carte de l’authenticité).

4 sujets clés sont à travailler en priorité pour assurer la pérennité des activités dans le monde de demain et construire un modèle d’enseigne responsable : l’offre responsable (l’enseigne est prescriptrice de produits de consommation engagée et doit définir ce que sont les produits bons pour la santé et la société, et pourquoi pas la biodiversité), l’approvisionnement (la mise en place de filières durables), l’économie circulaire (un terrain de jeu pour innover et réinventer la raison d’être de l’enseigne), et l’employabilité (la préparation des collaborateurs aux ruptures technologiques à venir).

Deuxièmement, aller au-delà de l’objectif. Il ne s’agit pas seulement d’une liste d’objectifs chiffrés répondant à des normes réglementaires et sociales évolutives (aujourd’hui les pesticides, demain le bien-être animal, après-demain les conditions de travail en entrepôt…). Une transformation responsable réussie sera celle qui conduira à un nouveau mode de pensée de ses équipes (quelle société voulons-nous et pourquoi, et par conséquent quel modèle d’entreprise construire pour y contribuer) et un nouveau mode d’action (quels business models circulaires mettre en place, quelle chaîne d’approvisionnement, quelles formes de gouvernance et du partage de pouvoir, quels modes de management en interne, quel rôle jouer au sein de la filière, quelles relations promouvoir avec les parties prenantes, etc).

Troisièmement, créer les conditions. C’est le point le plus sensible, le plus difficile. Il ne s’agit pas seulement de se fixer des objectifs responsables, il faut se donner les moyens de les atteindre, et de les atteindre de manière responsable (pour le dire autrement, une transformation responsable à marche forcée n’est pas responsable). Si ces moyens doivent être conçus et décidés au cas par cas, il en est un qui s’applique à toutes les entreprises : la viabilité économique. Pas de responsabilité, en effet, sans viabilité économique préalable.

Tribune parue LSA en janvier 2020

L’industrie de la construction est à la fois l’une des plus grosses pourvoyeuses d’emplois dans notre pays, l’un des secteurs les plus concernés par les enjeux climatiques et environnementaux (de l’ordre d’1/3 des émissions de GES) et l’un des secteurs les moins performants en matière d’amélioration de la productivité depuis des décennies. L’écart s’est creusé de façon spectaculaire avec la plupart des autres secteurs industriels, ce qui donne à l’industrie de la construction une sorte d’impérieuse nécessité de rattraper son retard en mettant les bouchées doubles. A l’inverse, les besoins d’habitat n’ont jamais été aussi forts, que ce soit dans les pays développés ou dans les régions plus pauvres, promettant une croissance soutenue aux acteurs du secteur.

De manière troublante, si la crise sanitaire a été violente, le rebond a également été virulent. En 2020, les résultats seront moins bons que budgétés globalement, toutefois l’activité reprend sur un rythme soutenu.

En dépit de l’actualité immédiate, la question posée aux acteurs du secteur n’est donc plus celle de l’amélioration continue ou de l’excellence opérationnelle, mais celle de la réinvention. Il s’agit de se mettre en ordre de marche pour aborder 5 enjeux majeurs, confirmés par la crise sanitaire.

Les 5 enjeux de la feuille de route stratégique

#1. Faire pleinement levier sur le digital et les technologies

Demain, toutes les composantes d’un bâtiment, matériaux et équipements, seront gérés à travers le BIM et tout projet de construction, qu’il soit neuf ou de rénovation, sera donc digitalisé de la conception jusqu’à la remise des clés. Mieux encore, chaque élément d’un bâtiment intégrera des objets connectés qui pourront assurer une amélioration spectaculaire de la qualité (pour les habitants qui vivent dans les bâtiments), des matériaux faciles à mettre en œuvre, par exemple en impression 3D (pour les artisans qui les mettent en œuvre), et la génération d’une impressionnante quantité de données permettant une baisse drastique des coûts de maintenance.

#2. Etablir des écosystèmes collaboratifs

La principale fuite de productivité vient de la difficulté de l’industrie à collaborer de façon fluide. Ce que des industries comme l’aéronautique ou l’automobile ont su faire, la construction pourra le faire d’autant plus facilement que l’échange de données deviendra standardisé et facile grâce au digital. C’est une culture et des pratiques de coopération en filière qui devra se développer.

#3. Développer des business model innovants

La notion de responsabilité ou de garantie de performance dans le temps deviendra un enjeu central de la création de valeur dans l’industrie de la construction. Le développement de la technologie digitale et de l’utilisation intelligente des données permettra à des acteurs venus tout aussi bien des matériaux que de la mise en œuvre ou des services de s’allier pour faire émerger des business models fondés sur une garantie durable de performance aussi bien dans le domaine du confort que dans celui de l’économie.

#4. Concrétiser les engagements pris sur le développement durable et la responsabilité

L’industrie de la construction est à la fois fortement consommatrice de ressources naturelles peu renouvelables (par exemple le sable), émettrice de 30% des GES, le secteur le plus accidentogène de tous (de l’ordre de 20% des accidents mortels dans l’UE), responsable d’environ 50% de la production de déchets solides… Le défi est donc immense, mais les pistes de solutions sont connues même si elles demandent un effort de transformation considérable et des mouvements stratégique significatifs : développer la déconstruction plutôt que la démolition, utiliser les déchets de construction comme matière première, concevoir des bâtiments à énergie positives en exploitant les matériaux innovants, utiliser des biotechnologies pour développer des matériaux alternatifs…

#5. Faire un saut majeur en matière de formation et de développement de nouveaux métiers

La sophistication croissante des matériaux (vitrages intelligents, sols auto-régulés), des techniques de mise en œuvre (impression 3D, robots d’application, exosquelettes, aide à la mise en œuvre avec la réalité virtuelle), des modalités de collaboration verticale, imposeront de développer de façon massive les compétences et les qualifications dans un secteur qui de façon traditionnelle éprouve des difficultés structurelles sur ce plan. Ce sera notamment un facteur clé de succès dans le développement d’une collaboration verticale fluide et efficiente.

Article co-rédigé avec Marianne de Chambrun, Directrice Kéa

Nous sommes convaincus que la réussite d’une entreprise n’est pérenne qu’à compter du moment où elle est en mesure de concilier sur une longue période les impératifs de l’institution qu’elle représente avec les aspirations du corps social qui la compose.

C’est pourquoi, de 2012 à 2019, nous avons mené l’enquête, grâce au Cultural Value Assessment du Barrett Values Centre (BVC), sur les aspirations des Français et sur les valeurs émergentes pour eux-mêmes, l’entreprise et la nation. Celles-ci sont mises en regard avec celles exprimées dans d’autres pays, grâce aux données du BVC, et soulignent les enjeux propres à la France.

En quoi consiste le baromètre valeurs des français ?

5 questions sont posées à un échantillon de 1 000 personnes, représentatif de la population française de plus de 18 ans. On demande à ce panel de citoyens de choisir dans une liste de valeurs, les 10 qui représentent le mieux

  1. leurs valeurs personnelles,
  2. celles décrivant leur perception de la nation et du monde de l’entreprise aujourd’hui,
  3. celles qu’ils souhaiteraient vivre à l’avenir.

Dans la liste de valeurs ou mots, il y a des termes positifs et des termes négatifs, ces derniers sont qualifiés de valeurs freins.

L’analyse des résultats s’attache aux valeurs qui ressortent dans le TOP 10 et 20, ainsi qu’aux évolutions d’une année sur l’autre, en mesurant l’écart entre les valeurs vécues et désirées et les variations par segment de population. Certaines années, nous réalisons également des analyses d’écart par rapport à d’autres pays européens.

Les tendances observées dans la durée

Les valeurs personnelles des Français évoluent très peu dans le temps. Pour autant, nous nous attachons aux écarts mêmes très faibles afin de capter les changements à l’œuvre.

Les valeurs vécues dans la Nation se caractérisent depuis 2012 par un top 10 intégralement négatif, situation qui est répandue dans d’autres pays européens.

Les valeurs vécues dans l’entreprise restent elles toujours plus positives.

Que nous a appris le dernier baromètre (2018-2019)

L’analyse des écarts entre valeurs vécues et désirées nous montre que les Français demandent en entreprise plus de participation : respect, partage d’information, écoute, confiance ou encore management participatif et implication collective sont les vocables plébiscités.

Pour répondre à ces attentes, faut-il donc ouvrir largement le dialogue pour définir ensemble les orientations stratégiques de demain ? Pas exactement répond Arnaud Gangloff.

« L’un des défauts de l’entreprise, en particulier française, c’est que l’on y discute beaucoup et que l’on n’y agit pas suffisamment : plus qu’un dialogue large sans certitude d’aboutissement, il s’agit donc d’ouvrir à discussion les sujets sur lesquels les collaborateurs se sentent légitimes pour exprimer leur opinion, où ils ont une capacité réelle à influencer les décisions et disposent de moyens d’action. Et ce pour un objectif précis : libérer l’énergie les initiatives pour mettre l’entreprise en mouvement à tous les niveaux.

Dans le contexte de la loi Pacte, ce sont ces entreprises, dîtes à mission, qui seront le plus à même de faire bouger les lignes, c’est à dire des entreprises qui assument statutairement une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de leurs parties prenantes, dont leurs collaborateurs. Les dirigeants s’engagent à écouter et à influer leurs positions en retour et, en contrepartie, demandent à tous de contribuer activement à la dynamique de l’entreprise ».

Un mécontentement porté par certaines catégories : les femmes, les jeunes et les chefs d’entreprise

Si la part des valeurs négatives est remontée (+0,8 point) en 2018, les jeunes (moins de 35 ans), les femmes et les chefs d’entreprise sont les catégories qui ont surpris par leur colère vis-à-vis de l’entreprise ou de la nation. Cependant, si les moins de 35 ans sont souvent critiques, les femmes et surtout les chefs d’entreprise se sont toujours montrés, depuis 2012, plus indulgents envers la nation notamment.

En 2018, les valeurs négatives sont en hausse de 3,1 points chez les femmes, de 5,1 points chez les moins de 35 ans et 16,7 points chez les chefs d’entreprise.

« En 2018, les femmes sont en décalage : plus exigeantes que les hommes dans leurs attentes sur les dimensions santé et environnement, leur perception de leur vécu dans la nation, comme dans l’entreprise est plus sévère. C’est une tendance dont les entreprises doivent tirer parti. Au-delà des enjeux d’égalité, les femmes, à travers leur sensibilité sur ces sujets d’avenir, représentent un moteur puissant pour l’entreprise afin de la mettre en mouvement et d’assurer sa transformation ».

Article co-écrit avec François-Régis de Guyneveau, Responsable R&D du pôle Impact & Transformation responsable

L’actualité managériale de ces dernières années produit comme un écho.

D’un côté, auteurs et praticiens remettent sur le devant de la scène les thèses en faveur de la responsabilisation des salariés. Une responsabilisation défendue bien souvent pour des raisons d’efficience, de productivité ou d’épanouissement professionnel, source de compétitivité, et qui ne peut aboutir sans un gain d’autonomie : marge de manœuvre dans les décisions, prise d’initiatives individuelles et collectives, réalisation des talents.

De l’autre côté, un nombre croissant d’observateurs et d’acteurs économiques appellent à une plus grande responsabilisation des entreprises pour combler les déséquilibres actuels et inventer un autre modèle économique plus respectueux de la société et de l’environnement.

Responsabilisation des salariés ; responsabilité des entreprises. Si ces deux sujets convoquent des stratégies et des transformations organisationnelles différentes, l’engouement dont ils font l’objet n’est pas le fruit du hasard ; tous deux sont en effet inextricablement liés (1). À vrai dire, il semble qu’une démarche d’autonomisation des salariés finit toujours par tirer le fil de la raison d’être de l’entreprise (2). Et réciproquement, un engagement social et environnemental de l’entreprise ne saurait être parfaitement crédible s’il n’est pas incarné à travers la responsabilisation de ses salariés (3).

1. La prise de conscience simultanée de l’autonomie des salariés et de la responsabilité des entreprises n’est pas le fruit du hasard

À l’origine, ces deux champs de pensée ont émergé pour répondre aux dérives sociales et écologiques du capitalisme traditionnel, tel qu’il a été conçu et développé à partir du dix-neuvième siècle. On trouve des échos de cette critique dans le champ académique, notamment à travers l’École des relations humaines (Elton Mayo, Kurt Lewin) à la fin des années vingt. Dans le champ littéraire, avec notamment les romans de Steinbeck (Les raisins de la colère, Des souris et des hommes). Ou encore dans le champ philosophique, avec des figures comme Simone Weil (La condition ouvrière) ou, plus récemment, Hans Jonas (Le principe responsabilité).

De tous ces écrits jaillit le même avertissement : le capitalisme libéral et technoscientifique structurant nos sociétés depuis deux siècles peut certes améliorer nos conditions de vie, mais il peut aussi fragiliser durablement la société et les écosystèmes naturels. Face au mythe d’un Homme devenu « maître et possesseur de la nature » par le secours d’un rationalisme pur, concentré sur la valeur de l’avoir, il s’agit de reconnaître la complexité du réel et de renouer avec la valeur de l’être.

2. Une démarche de responsabilisation des salariés finit toujours par poser la question de la raison d’être de l’entreprise et, in fine, de sa responsabilité

Est-il possible de responsabiliser durablement des équipes sur la manière d’effectuer leur travail sans leur en donner les raisons fondamentales ni leur permettre de contribuer aux orientations prises ?

Récemment, à l’occasion d’une démarche de responsabilisation dans un grand groupe industriel français, le premier souhait exprimé par les salariés a porté sur la maîtrise de l’impact écologique de leurs activités. Si cet exemple est un signe des temps, il illustre aussi le fait que chaque acte d’autonomie, quel que soit le niveau hiérarchique, est porteur d’une intention. L’effort fourni finit par interroger la finalité de l’activité poursuivie. Le « comment » vient questionner le « quoi » et le « pourquoi ». Il est donc illusoire de penser qu’un processus de responsabilisation des équipes puisse s’auto-entretenir durablement sans finir par questionner la raison d’être de l’entreprise.

Voilà pourquoi de nombreuses entreprises qui ont mené des expériences d’autonomisation ont fini par ouvrir le chantier de leur raison d’être ou de leurs valeurs. Voilà aussi pourquoi la loi PACTE introduisant le statut d’entreprise à mission préconise, simultanément, la participation des salariés aux instances de décision.

3. Réciproquement, la responsabilité d’une entreprise ne peut être pleinement exprimée et incarnée sans une démarche de responsabilisation de ses salariés

Deux visions s’opposent pour caractériser la place d’une entreprise dans son écosystème. La première est celle du désencastrement. Elle considère que les sphères sociales, environnementales et économiques sont indépendantes les unes des autres et que chacune possède des contraintes qui lui sont propres. La seconde est celle de l’encastrement. Elle considère que l’activité économique est imbriquée dans la société, que la société est imbriquée dans la biosphère, et que toutes trois sont liées par des interactions complexes.

Jusqu’à présent, le modèle d’entreprise dominant reposait sur la première vision. Mais de plus en plus de voix s’élèvent pour faire remarquer que cette posture est irresponsable, voire destructrice de valeur, et qu’il est urgent d’adopter une perspective d’encastrement pour répondre aux défis sociaux et environnementaux engendrés.

Nous pouvons appliquer le même raisonnement au niveau du management. La vision de désencastrement a dominé la pensée managériale, en séparant de manière radicale l’institution décisionnaire du terrain exécutoire. Or pour répondre aux défis sociaux et environnementaux, il est urgent d’adopter une vision d’encastrement dans la pratique managériale.

La première raison de ce nouvel impératif est d’ordre pragmatique. Solliciter la contribution des salariés est la seule manière de transformer l’organisation en profondeur. Aucune transformation de cette ampleur ne peut venir d’une seule tête pensante. La seconde raison est éthique. Impliquer les équipes est la seule manière d’avoir une cohérence entre le discours institutionnel et les actes par lesquels on le jugera. Pour le dire autrement, un discours de responsabilité d’un dirigeant soutenu par des actes philanthropiques personnels sera invariablement perçu comme du « mission washing ». Ce qui fait la différence, c’est l’expérience que chacun peut faire de son autonomie de décision et d’action pour contribuer à la responsabilité de son entreprise (c’est l’exemple emblématique de Patagonia). La troisième raison – biomimétique – relève davantage de l’intuition : il est probable qu’une entreprise qui fonctionne comme un organisme vivant et moins comme les rouages d’une machine a plus de chances de se connecter de manière synergique à son environnement. Or l’organisation en réseau de cellules autonomes et interconnectées des entreprises responsabilisantes est, à ce jour, ce que nous avons fait de plus ressemblant au fonctionnement de la nature.

Pour faire face à la complexité croissante du monde, pour ne pas l’occulter et ne pas rester interdit devant elle, Edgar Morin préconise d’user du principe hologrammatique : chaque individu contribue à composer le groupe, et, inversement, l’ensemble des caractéristiques du groupe se retrouve dans chaque individu. Cette dialectique, nous l’avons retranscrite sur le plan organisationnel autour du concept d’holomorphisme, selon lequel la dynamique de transformation d’une organisation vient de la tension entre la force de son unité d’action et les forces des jeux personnels de ses membres.

Il en va de même pour le sujet qui nous intéresse. Pour qu’elle soit effective et réponde de manière tangible aux grands enjeux sociaux et climatiques, la transformation de l’entreprise doit provenir à la fois de l’institution et des individus. En cela, nous pouvons dire qu’il n’y a pas de responsabilité d’entreprise sans autonomie des salariés.

Extrait de l’ouvrage collectif « Au-delà de l’entreprise libérée – Enquête sur l’autonomie et ses contraintes » sous la direction de Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, publié en 2020 par la Chaire Futurs de l’Industrie et du Travail. Préface de Jean-Dominique Senard

Article écrit par François-Régis de Guenyveau, Responsable R&D du pôle Impact & Transformation responsable

Les Etats ne sont plus les seuls garants du bien commun. Pour Pascal Demurger, Directeur Général de la MAIF, « L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus » et pour Emmanuel Faber, PDG de Danone, la mutation qui est en cours ne vise en effet rien de moins qu’un « nouveau contrat social entre le gouvernement, les entreprises et la société. » Si cette mutation se réalise, il y a donc tout lieu de parier qu’elle mettra chaque dirigeant devant une alternative décisive. S’en tenir au statu quo libéral selon lequel la seule responsabilité du chef d’entreprise consisterait à accroître ses profits. Ou bien explorer de nouvelles voies en cherchant à aligner les intérêts particuliers sur l’intérêt général.

C’est définitivement à cette seconde voie à laquelle Kea & Partners entend prendre part en tant qu’acteur d’une économie souhaitable, réconciliant performance économique et contribution au commun.

Qu’est-ce que l’intérêt général précisément ? Qui fixe les critères permettant d’en définir les contours et au nom de quoi ? Comment transformer l’entreprise en conséquence et par où commencer ?

Trois principes pour mener une transformation responsable

Face à une crise écologique, des tensions sociales extrêmement vives, une révolution digitale bouleversant les métiers traditionnels, il s’agit en premier lieu d’agir avec pragmatisme. Croître en responsabilité ne signifie pas tout traiter en même temps et au même niveau. Le dirigeant doit au contraire faire des choix, prendre des engagements clairs et mesurables, compatibles avec la personnalité de l’entreprise.

Le deuxième principe est celui de la cohérence. « S’il est nécessaire de doter l’entreprise d’une raison d’être conciliable avec le bien commun, il faut surtout lui donner corps, incarner cette raison d’être en matière de stratégie » note Arnaud Gangloff, PDG du cabinet Kea & Partners. Et cela ouvre des sujets aussi essentiels que la participation des actionnaires au projet de l’entreprise, la création d’un modèle économique efficient et circulaire, un partage plus équitable du pouvoir et de la valeur entre les parties prenantes.

Troisième principe, la vitalité. Arrimer l’entreprise à des objectifs intenables et figés risque de moraliser l’activité et de tuer dans l’œuf les initiatives personnelles. Ici, le rôle du dirigeant est double : s’assurer que ses collaborateurs partagent la même mission d’intérêt général, et veiller à ce que cette mission n’entrave pas la liberté d’entreprendre, mais au contraire la stimule et la favorise.

Pragmatisme, cohérence, vitalité. Ces trois mots doivent être nos balises dans la longue mutation qui s’annonce. Car au fond il ne s’agit pas tant de répondre ponctuellement à une crise écologique que de refonder notre système économique et social dans son ensemble, à l’échelle des entreprises comme à celle des nations. Un défi inédit dont la complexité n’enlève rien à l’urgence d’agir.

C’est pourquoi, Kéa lance un appel à tous les dirigeants d’entreprise, chercheurs, intellectuels, politiques, chefs de fil d’associations désireux de contribuer au développement de pratiques vertueuses en entreprise : gouvernance partagée, décarbonation, reconquête de nos chaînes de valeur, investissement dans la formation et la R&D, emplois durables et qualifiants… A découvrir !

Elon Musk a récemment confirmé le lancement de Tesla Insurance en Californie, une offre d’assurance compétitive dédiée aux propriétaires de voitures Tesla. Aujourd’hui, sous la forme de courtier, mais demain probablement en tant qu’assureur de plein exercice. Effet d’annonce, nouvelle lubie d’un entrepreneur hors norme ou véritable menace pour les assureurs ? Décryptage.

Elon Musk persiste et signe. Avec le lancement de Tesla Insurance annoncé début septembre, les propriétaires de voitures Tesla habitant en Californie bénéficient désormais d’une assurance 20 à 30% moins chère que les tarifs en vigueur. L’avenir dira si cette offre s’applique au marché européen, mais l’annonce a déjà suscité de vives réactions.

Tout a commencé pour Elon Musk par un constat très simple : les assureurs ont du mal à évaluer le risque des voitures Tesla. Ce sont en effet des voitures électriques haut de gamme, bardées de technologies de pointe qui n’ont pas vraiment d’équivalent sur le marché, et donc pas de modèle de référence actuariel. Certes, en moyenne, elles se révèlent plus fiables que les autres (le dernier rapport trimestriel du conducteur californien montre que le risque d’être victime d’un accident dans une voiture Tesla est statistiquement 3 à 6,5 fois plus bas que celui auquel un conducteur américain est normalement exposé). Mais pour les assureurs, ces bijoux technologiques sont si sophistiqués que le moindre incident peut se révéler extrêmement coûteux. De surcroît, ce sont des produits rares et relativement récents. Les premières livraisons du modèle S, par exemple, ne datent que de 2012. Il est donc difficile de déduire des tendances générales pour construire des modèles actuariels robustes. Résultat, les assureurs compensent leur méconnaissance du produit par une hausse de la prime de risque. C’est exactement le même phénomène qui s’est produit il y a quelques années avec les voitures Autolib.

Elon Musk, dont l’esprit entrepreneurial n’est plus à démontrer, a pris l’exact contre-pied des assureurs. En avril dernier, il leur avait envoyé un premier signal en déclarant que le Groupe Tesla se sentait en mesure de couvrir le risque à leur place. Dans la foulée, le milliardaire Warren Buffet, fondateur de la holding Berkshire Hathaway, actionnaire de GEICO, l’un des principaux assureurs auto outre Atlantique, avait alors prévenu : « C’est un métier difficile. La probabilité de succès d’un constructeur automobile dans l’assurance est à peu près égale à celle d’un assureur dans le secteur automobile (autant dire quasiment nulle, ndlr). » En effet, le marché de l’assurance présente de nombreuses barrières pour les nouveaux entrants. Compétitif, réglementé, mobilisant des fonds propres importants, il requiert aussi des compétences ardues en matière de droit des affaires et de statistiques. Autant de coûts non négligeables que l’on ne peut a priori amortir que par un effet volume, en jouant sur la taille de la population. Or Tesla a-t-il les compétences requises ? Sa clientèle est-elle aussi importante que celle des assureurs traditionnels ? A l’évidence, non.

Qu’à cela ne tienne : Musk a préféré résoudre le problème par un autre angle d’attaque. Au lieu de ne considérer que les difficultés du métier d’assureur, il a misé sur les atouts existants de son groupe. Certes, les propriétaires de Tesla ne courent pas les rues (en France, les prix s’échelonnent de 43 000€ pour le Model 3 Standard Plus à plus de 200 000€ pour le Roadster Founders Series). Mais cette clientèle aisée et relativement homogène est parfaitement connue par son prestataire, notamment grâce aux quantités de données numériques que captent les multiples technologies installées dans chacune des voitures Tesla. En d’autres termes, le constructeur californien possède beaucoup plus d’informations sur ses clients qu’un assureur automobile ordinaire. Or, cette masse d’informations peut donner lieu à différents usages. Jusqu’à présent, elle a permis d’améliorer l’expérience de conduite de ses clients. Mais demain, elle pourrait tout aussi bien être utilisée pour calculer avec précision les probabilités d’accidents, et couvrir ainsi le risque de chacun. A terme, Tesla pourrait même assurer l’ensemble de son parc automobile à l’international, mais aussi les batteries électriques de ses clients, leur matériel informatique, leurs logements, etc.

On voit ainsi se dessiner les grandes lignes d’une stratégie tournée vers le client plutôt que le produit. Une stratégie qui ne se limite pas seulement à se diversifier pour croître, mais à créer un véritable « univers de consommation » de bout en bout parfaitement cohérent. Sous cet angle, l’ambition du Groupe Tesla ne consiste donc plus à devenir un constructeur automobile haut de gamme, ni même un assureur, mais plus globalement l’interlocuteur privilégié d’une certaine classe sociale aux revenus élevés.

Bien entendu, pour le moment, personne ne peut dire si Tesla Insurance s’imposera sur le marché. Mais une chose est déjà sûre : contrairement à ce qu’affirme Warren Buffet, il est non seulement possible de se lancer sur un marché complexe et réglementé sans en être natif, mais aussi d’en modifier les règles du jeu de manière durable. Pour mémoire, ce sont d’ailleurs des enseignants qui ont créé la MAIF et des artisans qui ont fondé la MAAF. Si la stratégie client d’Elon Musk ne semble pas encore menacer les acteurs européens, à long-terme, elle pourrait se révéler payante. Voilà le véritable enseignement que doivent tirer dès aujourd’hui les assureurs traditionnels.

Un article de Christine Durroux, Partner & VP d’Entreprise et Progrès en charge des nouveaux modèles de croissance

Gestions des RH, impact environnemental, monétisation des données personnelles… les plates-formes du numérique ont leurs côtés sombres. Dans une tribune pour le Cercle des Echos, trois membres d’Entreprise et Progrès – Christine Durroux, Yanis Kiansky et Nathalie Rigaut – appellent les consommateurs et les dirigeants à agir.

Google, Uber, Facebook… Dans la galaxie des plates-formes, on naît petite, beaucoup meurent très vite, certaines grandissent et quelques-unes deviennent des supernovas. Neuf des dix plus grosses capitalisations boursières mondiales de 2019 sont des plates-formes du numérique. Elles inondent notre quotidien. Elles rapprochent les individus, permettent au travailleur de s’affranchir du lien à un employeur afin d’équilibrer à sa guise sa vie professionnelle et privée. Elles offrent des alternatives écologiques à la propriété et à la consommation de masse grâce à l’économie du partage et de la fonctionnalité. Jeunes ou moins jeunes… nous voyageons grâce à elles partout, plus loin, moins cher, plus vite. Nous achetons tout, tout de suite, tout le temps, facilement. Pour être informés et cultivés en permanence, nous restons connectés 24 heures sur 24. Nous voulons travailler et nous former quand ça nous chante. C’est possible, grâce aux plates-formes.

Prise de conscience

Mais elles ont leur face sombre. Leur fonctionnement s’accompagne d’effets rebond redoutables : surconsommation, rapport de force déséquilibré entre travailleurs, fournisseurs indépendants et plates-formes acheteuses parfois peu scrupuleuses en matière sociale. Les plates-formes transforment tout, elles reconfigurent le jeu concurrentiel. A chaque utilisation d’une plate-forme, celle-ci utilise et monétise nos données, ces empreintes de notre existence numérique que nous laissons sur les réseaux.

Pour les consommateurs, l’heure est à la prise de conscience. Le consommateur citoyen doit comprendre qu’il tient dans ses mains le destin des plates-formes, car leur modèle économique repose sur la demande du marché. Par le truchement de l’effet de réseau, chacun a un rôle déterminant à jouer : aider ou pas une plate-forme à atteindre la taille critique indispensable à sa survie. Plus informé que jamais, le consommateur a le choix, il a le pouvoir, mais le sait-il ? S’en sert-il ?

Les entreprises affrontent le même défi. Au-delà de la menace que peut représenter une plate-forme pour leur business historique, au-delà du risque de perdre son pouvoir de marché en partageant trop de données avec ces entités, les entreprises sont aussi des utilisatrices et des prescriptrices pour de multiples services. En ce sens, elles ont la capacité à faire émerger – ou non – des acteurs responsables et à favoriser certains usages auprès de leurs collaborateurs.

Ethique & équité

Alors, agissons. Construisons l’alliance entre dirigeants, entrepreneurs et consommateurs responsables, qui réinventera le modèle des plates-formes. La pédagogie sera cruciale. Les dirigeants doivent s’obliger à comprendre en profondeur le phénomène pour ensuite sensibiliser et former les collaborateurs, qui sont autant de citoyens. Augmentés, alertés, plus conscients que jamais des conséquences de nos actes numériques, nous allons devoir passer, enfin, du statut de consommateur passif à celui de « consommateur ».

Une plate-forme est d’abord une entreprise. Favorisons celles qui mettent l’éthique, le partage et l’équité au cœur de leur gouvernance. Donnons notre confiance à celles qui partagent la valeur de manière équitable avec tous les protagonistes, qu’il s’agisse du travailleur indépendant, du producteur, du détenteur de la donnée, de l’actionnaire ou du collecteur d’impôts. Retirons notre confiance et boycottons les entreprises qui se moquent des dérives environnementales ou sociales. Nous avons le pouvoir sur les plates-formes. Exerçons-le !

Les plates-formes sont des entreprises qui génèrent des externalités et doivent les assumer. Dans la perspective du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), elles doivent trouver et affirmer leur raison d’être pour engager à la fois collaborateurs, clients, consommateurs et utilisateurs. Ce sera l’avantage compétitif durable des plates-formes responsables plébiscitées par l’alliance entre dirigeants et consommateurs.

Tribune publiée le 29 juillet 2019 par Les Echos

Optimisation de la gestion des flottes, maintenance prédictive, conception de nouveaux programmes… Les plateformes qui exploitent les données numériques se sont multipliées dans le secteur aéronautique. Un relais de croissance devenu incontournable qui nécessite d’élaborer pour chaque acteur une stratégie élaborée afin de garder son indépendance.

L’exploitation de données « massives » a bouleversé de nombreux pans de l’économie : commerce, médias, transports…. En proposant de nouveaux outils performants d’optimisation et de productivité, les plateformes chamboulent les structures préexistantes de marché : apparition d’acteurs et d’offres, développement de nouveaux modèles économiques et opérationnels. Dans certains cas, ces bouleversements conduisent à des phénomènes de « disruption », lorsque les leaders établis d’un secteur sont dans l’incapacité de percevoir et de répondre aux changements profonds de leur marché.

L’inéluctable développement des plateformes dans l’aéronautique

Le secteur de l’aéronautique ne fait pas exception. L’exploitation des données ouvre de nombreuses perspectives. Des applications permettent déjà aux compagnies aériennes d’optimiser la gestion de leurs flottes, et à terme, celle de leurs cycles de maintenance. Les avionneurs et équipementiers commencent à utiliser les datas pour faciliter et accélérer la conception de nouveaux programmes, systèmes et équipements.

Les MRO (Maintenance, Repair & Operations) développent des solutions analytiques pour optimiser leurs opérations de maintenance, améliorer la détection de panne, et proposer de nouveaux services. L’exploitation des données pourrait permettre de réduire une part significative des inefficacités de la filière : en conception, en production et en exploitation. À titre d’exemple, les interruptions opérationnelles de vol représentent un coût annuel de 60 Md$, qu’une meilleure anticipation des incidents permettrait de réduire.

En être sans se compromettre

Pour concrétiser ces opportunités, en particulier la maintenance prédictive, il est nécessaire d’accéder à des volumes et variétés de données conséquents : plans de conception, données de production, données de vol ou encore données de maintenance et de réparation. Or, jusqu’à présent, ces données étaient partiellement captées, et réparties entre une multitude d’acteurs, rendant complexe leur exploitation. C’est pourquoi les plateformes de données aéronautiques (Skywise et Aviatar par exemple) ont émergé depuis deux ans.

Ces nouveaux acteurs captent et agrègent de très nombreuses données issues de sources et de propriétaires différents et permettent aux compagnies aériennes un accès simplifié à l’ensemble de leurs données. Leur partage au sein de l’écosystème aéronautique permet d’élaborer des services analytiques à forte valeur ajoutée pour les Airlines. Elles offrent ainsi des perspectives attractives et vont rapidement devenir incontournables.

Si la proposition de valeur est claire, les plateformes méritent toutefois une réflexion stratégique approfondie pour qui voudrait les rejoindre. Tout d’abord parce qu’elles ont pour vocation d’organiser le marché du partage de données et des services entre tous les acteurs du monde aéronautique et exposent dès lors leurs participants à des risques d’intermédiation et de dépendance élevés. Une intermédiation quel que soit le secteur représente en moyenne un revenu entre 20 et 30 % pour les opérateurs des plateformes sur les produits et services commercialisés et une perte équivalente pour les opérateurs historiques.

Par ailleurs, les ambitions stratégiques des propriétaires des plateformes peuvent jouer au détriment de leurs participants. Ils pourraient tirer parti des données et algorithmes partagés pour construire et commercialiser leurs propres services à haute valeur ajoutée.

Un défi pour les plateformes : répartir la valeur

Ben que ces plateformes puissent être sources de risques stratégiques pour leurs acteurs, elles deviennent incontournables. Tout d’abord parce qu’il est par exemple difficile pour un équipementier de refuser de participer à une plateforme détenue par un avionneur : il s’expose en effet à un risque de non-sélection de ses produits. Mais surtout parce que les plateformes résolvent une friction majeure du marché : l’accès aux données. Tout acteur qui n’y participerait pas serait en situation de désavantage concurrentiel majeur.

L’enjeu reste cependant de partager la valeur de manière équitable. Les mécanismes économiques des plateformes conduisent à la consolidation et à des situations de quasi-monopole. Seule survivra la plateforme ayant réussi à agréger le plus d’acteurs, le plus rapidement. Seuls les participants ayant réussi à protéger leurs intérêts stratégiques en tireront parti.

Pour les équipementiers et MRO, il s’agira de ne pas donner accès à leurs données stratégiques, de garder le contrôle de la propriété intellectuelle des algorithmes, et de choisir la plateforme qui résoudra le mieux la friction du marché, c’est-à-dire, celle qui offrira la meilleure expérience aux compagnies aériennes. Ce sont des conditions nécessaires pour continuer à croître et à se développer en toute indépendance.

Tribune publiée le 21/07/2019 par l’Usine Nouvelle

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