Si une question ne fait plus débat dans le tumulte actuel, c’est bien celle de la rémanence de l’Intelligence Artificielle dans le monde économique. Apparue aux yeux du grand public en novembre 2022 avec la mise à disposition de ChatGPT 3.0, c’est un monde de possibilités, de la plus anecdotique à la plus essentielle qui est soudainement devenu accessible. l’IA est là pour durer et contraint les organisations à revoir leurs priorités sur le plan financier, stratégique, humain…
Le code a (encore) changé et les entreprises doivent (re)prendre un virage technologique sans perdre de vue les leçons de la transformation digitale (déjà dans le rétroviseur). Une sorte de bis repetit-IA.
Comme pour le digital à ses débuts, de gros moyens, mais pas encore de gains
Une récente étude du MIT indique que 95 % des projets IA se sont soldées par un échec. Mais pour les 5 % restant, les gains se chiffrent en millions de dollars. La société Klarna, spécialiste du paiement fractionné dans l’e-commerce, a fait (un peu) machine arrière sur l’IA, constatant que certains de ses clients n’acceptaient pas les décisions prises ou trouvaient la relation trop froide, trop distante. Les tribunes s’accumulent, plaidant soit pour les nombreux bénéfices attendus de l’IA, ou nous mettant en garde sur la future suprématie de quelques acteurs, le chômage de masse et le désastre écologique des méga datacenters et des cartes de calcul. La définition même de l’IA trouble le jeu : les technologies de type machine learning, deep learning ou RPA entrent-elles dans le périmètre de l’IA ou le terme est-il réservé aux seules approches d’IA Génératives ?
Prenons un peu de recul. Au-delà de sa jeunesse, trois caractéristiques de l’IA peuvent expliquer la relative faiblesse des gains au regard des milliards déjà dépensés.
Tout d’abord, l’IA est une technologie transformatrice « comme une autre ». L’économiste Paul David a démontré que les gains de productivité générées mettaient du temps à se concrétiser dans l’économie des entreprises et des sociétés. Un temps se comptant en décennies. Même avec l’accélération numérique, les gains vont donc structurellement mettre du temps pour se voir dans les comptes de résultats.
L’IA est également une technologie systémique, transverse. Comme toutes technologies systémiques, la mise en œuvre et la connexion des différents éléments de la chaîne vont prendre un certain temps.C’est d’ailleurs pour cela que l’agentique est la prochaine étape naturelle du déploiement de l’IA en entreprise et dans les filières économiques.
Dernier point, il faut que l’IA soit adoptée. Comme souvent, le facteur humain est sur le chemin critique des gains de performance technologiques. Changer requiert du temps et des approches spécifiques.
Du fait de ses caractéristiques, l’IA peut être considérée au niveau d’autres technologies de rupture fondatrices des précédentes révolutions industrielles (la vapeur, l’électricité ou l’informatique). Si les impacts de ces technologies sont aujourd’hui indéniables, elles ont nécessité pour se matérialiser des investissements et des transformations importantes, qui se sont étalées et s’étalent encore sur des années, voire des dizaines d’années.
La procrastination, source de désillusion
La tentation est grande d’attendre que la technologie se stabilise pour engager les investissements nécessaires.
Il faut toutefois conserver à l’esprit la similitude entre digital et IA. Quelques éléments de comparaison :
- Toutes deux sont des technologies dont s’est emparé le grand public ; elles s’invitent dans le quotidien de nos smartphones et de nos appareils numériques, devenus « AI ready ». Elles sont des nouveaux phénomènes de société. Elles vont générer de nouvelles attentes clients et de nouveaux comportements. Après l’automédication grâce à des sites Internet à l’éthique douteuse, certains n’hésitent pas à confier leur bilan médical à l’IA pour obtenir un diagnostic rapide, qu’ils présenteront au professionnel de santé comme une évidence (quand ils ne se passent pas d’un professionnel de santé, ou que le désert médical où ils habitent oblige à s’en passer).
- Toutes deux remettent en cause les propositions de valeur des acteurs en place. L’enseignement, après la vague des réseaux sociaux et de la notation, doit réinventer ses pratiques d’évaluation des acquis et de l’esprit critique, l’oral redevenant un juge de paix. Les métiers de l’écrit, du chiffre ou de la connaissance sont tous mis au défi des IA. La valeur de l’expertise humaine est questionnée.
- Toutes deux agissent sur les filières économiques. Le digital et les API ont permis une plus grande connexion des acteurs ; l’IA pourrait accroitre leur coordination par une optimisation « globale » et non plus « locale » des processus et des ressources employées.
Nous sommes donc en situation de bis repetita, un bis repetit-IA. Dans ce cas, nous savons que la procrastination n’est pas la solution. Il faut se lancer dans cette nouvelle aventure, en gardant notre bon sens d’entrepreneur et notre appétence pour l’innovation.
Digital, IA… mêmes approches
Penser loin, agir maintenant
« Nous surestimons l’impact des technologies à court terme. Nous les sous-estimons à long terme ». disait Bill Gates, popularisant l’adage de Roy Amara[1]. Cela reste d’actualité..
Elle signifie qu’il faut se projeter plus loin que les simples effets d’annonce, mais qu’il faut aussi mettre les mains dans le cambouis dès à présent.
Notre expérience de ces trois dernières années est qu’il faut « toucher » l’IA, la pratiquer, pour mieux en comprendre le potentiel, appréhender les impacts et les limites actuelles.
Nous avons mis en pratique le conseil de Bill, en dédiant des ressources qui testent les modèles, développent des services IA et qui imaginent nos métiers et activités de demain.
Comprendre, anticiper le monde de demain
Le déploiement de l’IA, parce qu’il va s’effectuer sur des années, doit prendre en compte les transformations sociales et économiques profondes de moyen et long terme, afin de les accompagner et de les intégrer. Certaines seront renforcées par l’IA, comme le mouvement d’individualisation, d’immédiateté et de personnalisation toujours plus poussés. L’IA permettra ainsi de créer des assistants personnels et uniques dans de nombreux domaines, transformant ainsi les expériences clients. Il est ainsi possible d’imaginer, demain, que chaque personne ou foyer dispose d’un ou de plusieurs conseillers. La conciergerie de palace réservée à quelques-uns serait alors à portée de tous. Un observatoire des attentes client pourrait alors décrypter les signaux faibles.
La refonte des modèles opérationnels
Le sujet est éternel, et il va falloir le remettre sur l’établi. Qui dit nouveaux outils et nouvelles attentes, dit refonte des processus et des méthodes collectives internes à l’entreprise. Il va s’agir de faire la même chose, mais autrement. Bonne nouvelle : les méthodes de transformation devraient rester d’actualité. Il faut néanmoins rester vigilant à l’usure des équipes ayant dû répondre présent à de nombreuses vagues de transformation.
Imaginer un futur différent et saisir les nouvelles opportunités
Le digital nous a montré la voie vers de nouveaux usages (rentables). Google est passé du moteur de recherche à une cash machine grâce à son modèle AdWord ; AirBnB et Booking ont révolutionné les voyages et l’hôtellerie ; JC Decaux a renouvelé sa proposition de valeur avec VIOOH…
L’IA va donc à coup sûr donner naissance à de nouveaux modèles d’affaires ou disrupter ceux en place. ChatGPT et consorts remettent déjà en cause les modèles de revenus des sites vivant uniquement du trafic et de la publicité : si l’usager passet directement par ChatGPT, quel est l’intérêt de faire la promotion d’un produit à une IA ? Même son de cloche chez Google et les entreprises clientes d’AdWords. Le meilleur expert en cryptomonnaie est aujourd’hui une IA faisant payer ses prestations de conseil en bitcoins. Oracle est revenu en grâce il y a peu, en raison de la demande d’infrastructures IA.
Il n’y a pas de fatalité – les acteurs historiques ont réussi à intégrer le digital – mais de l’imagination à avoir. Heureusement, les équipes dirigeantes et opérationnelles en ont. Il suffit de créer les conditions pour l’exprimer. Il convient également de donner aux équipes les moyens d’anticiper les futurs possibles pour qu’ils anticipent les nouveaux business modèles émergeants ainsi que les phénomènes de concentration et d’intermédiation à l’œuvre.
Construire des assets IA industriels
L’IA nécessite la mise en œuvre de nouveaux composants technologiques industriels : datacenters, MCP, orchestrateurs, IA factory… Une nouvelle filière est à concevoir et à penser. Une stratégie « Technologies IA » est à poser, pour trouver le juste équilibre entre niveau et rythme d’investissement, maturité technologique de l’IA et de l’agentique, internalisation et partenariats, utilisation de l’open data et gestion de la souveraineté.
La construction de ces actifs technologiques pose la question de l’écologie. Les experts sont partagés : une explosion de la consommation de ressources pour certains, avec des pénuries d’eau ou d’électricité. Pour d’autres, moins alarmistes, une optimisation des puces, des techniques d’apprentissage, de spécialisation des agents… Dans tous les cas, cela nécessite de poser les inconnues de l’équation et de la résoudre progressivement
Faire face à la mutation des métiers et des compétences
Si le besoin de revoir les compétences au sein de chaque métier et la formation des collaborateurs à ces nouveaux outils et pratiques semblent relever de l’évidence, la refonte du schéma de progression depuis l’apprenti vers le maître est rarement interrogée. En effet, l’IA est vue et valorisée comme un moyen d’automatiser les tâches « à faible valeur ajoutée », comme c’est souvent le cas sur des premiers postes (dévolus aux stagiaires, apprentis ou juniors). Ce faisant, l’aspect d’apprentissage lié à ces tâches, parfois implicite et pas toujours résumable à de la simple exécution, n’est plus assuré, empêchant la progression vers la maîtrise. C’est l’exemple du radiologue qui a besoin de voir des centaines de radio avant de pouvoir traiter les cas les plus complexes, non gérables par l’IA, ou le consultant cantonné à de la mise en forme de powerpoint, mais apprend en parallèle à structurer une pensée et une argumentation. Ces phases d’apprentissage étant amenées à évoluer, c’est toutes les étapes de la carrière qui doivent être repensées.
Deux autres enjeux se dessinent à moyen terme : le maintien de l’esprit critique humain vis-à-vis des résultats produits et le management des IA agentiques, car oui, les IA vont avoir besoin d’être managées.
Rester un tiers de confiance
L’IA, c’est le Far West puissance 1000. Les clients vont être assaillis de sollicitations et d’informations. Les aigrefins sont déjà à la pointe de la technologie : arnaques, usurpation d’identité, vol de données, faux documents, fausse demande en mariage de Brad Pitt…
Il y a donc une place à prendre pour les acteurs historiques : continuer à être des tiers de confiance. Investissements dans la cybersécurité, lutte contre la fraude, respect sans ambiguïté de la réglementation… bien organisés, ces éléments renforcent la plateforme de marque et la réputation, et à terme, le P&L.
L’histoire écrite par l’IA ne fait que commencer…
L’IA est là pour durer, peu importe sa forme, parmi la multitude d’innovations qui façonneront l’avenir des organisations Elle porte en elle un potentiel transformateur a minima équivalent à celui du digital. Elle va remettre en cause les fondamentaux de nos sociétés, donc de nos entreprises.
Même s’il est difficile d’être totalement assertif quant à son avenir et le nôtre, les moyens existent pour que chaque entreprise définisse son futur souhaitable. A la condition de prendre conscience du potentiel de l’IA et d’élaborer de nouvelles stratégies.
[1] Roy Amara, president de l’Institut pour le Futur : « We tend to overestimate the effect of a technology in the short run and underestimate the effect in the long run” – 1978