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La Supply Chain, moteur de la souveraineté


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​(5 minutes de lecture)


Les crises multiformes qui se succèdent et qui se superposent mettent en tension les chaînes d’approvisionnement industrielles. L« économie du légo »[1], incarnée par le conteneur de vingt pieds qui transite sur toutes les mers du globe (et les détroits propices à des actes de coercition) pour approvisionner les magasins ou les usines de tous les continents, a révélé ses limites depuis la crise du COVID-19. En réalité, ces limites préexistaient et les entreprises, comme les Etats, n’ont pas encore pris toute la mesure des enjeux, considérant qu’une crise d’approvisionnement continuera de trouver sa solution dans un marché mondial et dans un délai acceptable, industriellement et socialement.


Une « polycrise » [2] qui met la Supply Chain des entreprises au cœur des enjeux de résilience des filières industrielles…et des Etats


Au gré des chocs géopolitiques et sanitaires qui déforment les chaînes de valeur, des objectifs européens de décarbonation qui promeuvent des ressources industrielles in situ et de positions industrielles clés qui sont instrumentalisées à des fins de coercition, les Etats (y compris l’Union européenne) ont redéfini une posture de résilience qui repose sur une nouvelle approche des enjeux de souveraineté. Tirée du constat fait dès 2021 par le chef d’état-major des Armées français d’un monde marqué par un nouveau triptyque « compétition/contestation/affrontement »[3], cette posture associe, dans un nouveau dialogue stratégique, les autorités publiques et les filières selon plusieurs « lignes d’opérations » :

  • dé-risquage progressif des chaînes d’approvisionnement, depuis l’extraction de minerais jusqu’à la production de composants et d’équipements essentiels ;

  • déni d’accès à certains produits technologiques ou matières premières par le contrôle des exportations et des investissements entrants/sortants ;

  • soutien à la réindustrialisation des territoires et aux partenariats fondés sur des valeurs communes ;

  • développement de nouvelles filières d’économie circulaire ;

  • incitation à la constitution de stocks préventifs[4].


Ce dialogue stratégique public/privé se nourrit également de déséquilibres persistants des marchés internationaux, comme l’illustre l’ampleur du déficit commercial entre l’UE et la Chine.  


Un déficit commercial de l’UE avec la Chine devenu insoutenable[5]

Au cœur de ces reconfigurations qui comprennent de nouvelles règlementations[6] et de nouvelles exigences d’accès aux marchés publics[7], les directions Supply Chain assurent une fonction d’interface entre la souveraineté de l’entreprise (reconquête d’une autonomie de décision) et la souveraineté des Etats (reconquête industrielle). Elles doivent en conséquence se réinventer selon trois axes :

  • Sécuriser les ressources pour maîtriser la chaîne de valeur ;

  • Fournir des solutions aux nouveaux enjeux de souveraineté internes et externes ;

  • (In)former la gouvernance de l’entreprise.

 


Axe 1 : Sécuriser les ressources pour maîtriser la chaîne de valeur

Les entreprises doivent internaliser ou mutualiser (dans une logique de filière) des ressources aptes à comprendre la complexité des enjeux et à agir rapidement sur différents leviers de manière synchronisée :

 

  • Opérationnaliser la technologie : les nouvelles technologies permettent une meilleure traçabilité des opérations grâce à la blockchain et une meilleure analyse des chaînes d’approvisionnement et des process grâce à la data et l’IoT (process mining), couplés à des modèles d’IA et de micro-simulation pour anticiper les chocs et leurs conséquences à tous les niveaux de la chaîne de valeur ;

 

  • Orienter et financer la R&D : des substituts aux matières premières essentielles et de nouvelles méthodes de production, comprenant de nouvelles filières de recyclage ou de réemploi, bénéficient d’investissements publics importants permettant d’assurer un effet levier ;

 

  • Coopérer en sécurité : pour collaborer en profondeur avec tous leurs fournisseurs, avec les gouvernements et les institutions universitaires ou bien d’autres entreprises au sein d’écosystèmes intégrés, les entreprises doivent savoir partager les ressources, les connaissances et les risques tout en veillant à la protection de leurs données sensibles[8] ;

 

  • Diversifier les fournisseurs et les sites géographiques en ramenant la production dans leur pays d'origine (reshoring), en la déplaçant dans des pays proches (nearshoring) tout en menant, au cas par cas, des opérations ciblées de verticalisation.


 

Axe 2 : Fournir des solutions aux nouveaux enjeux de souveraineté internes et externes

 

Au-delà de son périmètre historique, la direction Supply Chain porte désormais de nouvelles responsabilités transversales : nourrir, de la vision aux actions, la pensée stratégique de l’entreprise (axe interne) et instruire les comportements des opérateurs de souveraineté, fussent-ils étatiques, para-étatiques ou privés (axe externe). Deux priorités se détachent :

  • Appréhender la complexité : systématiser le recours au travail méthodique de prospective fondé sur les wargames/serious games qui facilite la visualisation des jeux d’acteurs et ouvre la focale du possible vers l’impossible. La prise de conscience qui en découle grâce au rôle décalé joué chaque membre de la direction générale permet en effet de tester des scénarios qui explorent désormais les champs « extrêmes » au lieu de se restreindre à ce qui serait « acceptable », qualitativement et quantitativement ;

 

  • Prendre le leadership sur l’innovation : augmenter la surface des parties prenantes pour constituer une « profondeur d’avance » dans l’innovation, permet de préparer l’entreprise à pivoter au meilleur moment c’est-à-dire à être pionnier. Deux champs d’exploration peuvent être soulignés. En premier lieu, la circularité est l’un des « océans bleus » du siècle qui, outre le bénéfice de contribuer aux communs, offre un potentiel partenarial riche et disruptif. En second lieu, la remise en cause de la logique d’approvisionnement « just in time », fragilisée par les chocs successifs, au profit d’un retour d’un « just in case » est porteuse de nouveaux modèles économiques où la mutualisation constituera une donnée d’entrée.  

 

 Axe 3 : (In)former la gouvernance de l’entreprise


Une fois n’est pas coutume, c’est dans le règlement sur les matières premières critiques de l’Union Européenne (Critical Raw Materials Act) que nous trouvons un dispositif qui met en exergue le rôle d’« interface de souveraineté » d’une direction supply chain.

Le CRM Act précise en effet que certaines entreprises qui fabriquent des produits technologiques à partir d’une liste de matières premières critiques[9], doivent procéder, au moins tous les trois ans et dans la mesure où elles disposent des informations requises, à une évaluation des risques de leur chaîne d'approvisionnement en matières premières stratégiques[10].

Ces entreprises peuvent, à moins que les Etats membres décident de son caractère obligatoire, présenter à leur conseil d'administration un rapport contenant les résultats de l'évaluation des risques ainsi que les mesures d'atténuation envisagées ou mises en œuvre.

Au-delà du CRM Act, qui couvre des secteurs économiques clés, c’est l’esprit du texte qu’il faut retenir et qui doit inspirer la direction Supply Chain quant à sa capacité d’anticipation stratégique des chocs d’approvisionnement :

  • en animant une organisation interne pluridisciplinaire fusionnant et analysant les signaux faibles ;

  • en (in)formant le comité de direction puis le conseil d’administration des vulnérabilités critiques, du coût de l’inaction et des investissements à consentir pour maintenir (ou accroître) une compétitivité résiliente.    

 

Conclusion 


Au cœur de la recomposition économique mondiale à l’œuvre, la direction Supply Chain est un opérateur de la souveraineté de l’entreprise. Pour qu’elle soit en mesure d’embarquer les autres parties prenantes internes, elle doit en premier lieu redéfinir un socle « capacitaire » (profils, organisation, performance, technologie) avant d’inscrire son action dans les écosystèmes d’innovation et de structuration de filières qui permettront d’infléchir, voire d’inverser, les jeux de dépendances. Construisez des Sovereignty Chains fortes pour maîtriser vos dépendances, garantir à vos clients l’accès aux produits et services de votre industrie… et contribuer à la souveraineté française et européenne.



[1] Cyrille P. Coutansais, la (re)localisation du monde, CNRS éditions, 2021

[4] La loi de programmation militaire 2024-2023 met ainsi en place pour les industriels de défense, après consultation de l'entreprise concernée, la possibilité pour l’Etat d’ordonner, par arrêté, la constitution d'un stock minimal de matières, de composants, de rechanges ou de produits semi-finis stratégiques dont elle est tenue d'assurer le réapprovisionnement continu au fur et à mesure de leur utilisation pour les besoins de ses activités. Il est expressément prévu que les entreprises concernées ne peuvent être indemnisées des préjudices relatifs aux coûts de la constitution et de l'entretien des stocks prescrits.   

[6] Voir notamment :

[7] Le règlement de l’UE sur les produits net-zéro prévoit ainsi que les cahiers des charges publics peuvent comporter des critères liés à la résilience et à la durabilité.

[9] Tels que la fabrication : de batteries pour le stockage de l'énergie et l'e-mobilité, des équipements liés à la production et à l'utilisation de l'hydrogène, des équipements liés à la production d'énergie renouvelable, des aéronefs, des pompes à chaleur, des systèmes de transmission et de stockage de données, des appareils électroniques mobiles, des équipements liés à la fabrication additive, à la robotique, aux drones, aux satellites ou aux puces électroniques de pointe.

[10] Cela comprend : - une cartographie des lieux d'extraction, de transformation ou de recyclage des matières premières stratégiques qu'elles utilisent ;

-  une analyse des facteurs susceptibles d'affecter leur approvisionnement en matières premières stratégiques ;

-  une évaluation de leur vulnérabilité aux ruptures d'approvisionnement.

 


Auteurs :


Stéphanie Nadjarian

DG et Partner Kéa





François Maisonneuve

Partner Kéa




Brice Gaudin

Directeur Kéa






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